Penser son organisation - théorie des catastrophes
Jouons donc avec la théorie des catastrophes. Je ne sais si vous aviez suivi l’introduction, mais on va imaginer une organisation dont l’apprentissage passe par un jeu entre storytelling et auto-organisation, où la communication d’informations passe par des formes du double lien sociocratique ; une organisation organique (et pas rationalisée dans le sens industriel, cartésien) qui prend des formes multiples (comme le cristal ou une termitière). C’est là que j’en appelle à la théorie des catastrophes de René Thom : comment saisir un peu les différentes formes et les différents mouvements que va opérer cette organisation pour se déployer (puisque le sujet initial c’est bien les organisations à grandes échelles). On pourra évoquer plein d’autres points très concrets par la suite comme le télé-travail, l’organisation des bureaux, le off-shore, etc mais là j’ai envie de commencer une approche quelque peu théorique et risquée..
Risquée car la théorie des catastrophes est sujette à de nombreuses critiques ; que je ne suis pas du tout du tout mathématicien je vais donc peut-être faire de grosses erreurs ; que cela parait plus être un jeu intellectuel qu’autre chose et – cerise sur le gâteau – je n’ai strictement à ce jour aucune idée de l’application concrête de cette réflexion à mon échelle opérationnelle.
Si vous voulez bien continuer malgré tout, il faut avant toute chose se plonger un peu dans cette théorie qui a tant fait parler d’elle dans les années soixante-dix pour presque disparaître depuis. Je vous recommande de démarrer avec cette introduction à la philosophie de la théorie des catastrophes, ou cette vidéo, finalement peut-être lire ce pdf assez court, ou tout simplement cette page web.
Il faut plutôt comprendre la théorie des catastrophes comme la théorie des changements de forme
Pour avoir quelques billes en main : une catastrophe c’est un évènement qui surgit, un changement de situation : attractions, forces en présence qui déclenche un changement de forme. René Thom distingue sept types de catastrophes élémentaires, et des modèles associés. Une critique forte contre cette théorie est justement ce qui m’y plait : son ouverture aux sciences molles, on ne va pas trouver simplement des formules (lesquelles je suis bien incapable de comprendre), mais aussi des verbes pour représenter ces forces et changements en action.
Au lieu de catastrophes disons singularités : quand il se passe quelque chose de singulier la situation change. Selon le nom de paramètres et de variables, tant que nous restons dans un domaine élémentaire, Thom indique sept singularités et les décrit, nous les verrons plus bas. Zeeman, un adepte de Thom, propose de nombreuses applications de la théorie des catastrophes : aux révoltes dans les prisons, au krach boursier, etc, etc, au comportement du chien en colère ou apeuré. Donc naturellement sociologie et psychologie se sont emparées de la théorie des catastrophes, des changements de forme, et nous essayerons de l’utiliser pour penser les mouvements et changements de forme d’une organisation. On lit cependant souvent que l’application quantitative de la théorie des catastrophes aux sciences humaines est un exercice dangereux, vivons dangereusement.
Que faut-il y chercher ?
Qu’est ce que je vais puiser dans cette théorie (je vous livre ma pensée “à chaud” et peut-être que dans quelques mois cette piste se révélera stérile) ?
- Je vais y rechercher un ensemble de formes et de mouvements qui nous permettent de mieux percevoir l’organisation, et ainsi proposer un outillage alternatif à la vision hiérarchique, plate et mécanique que l’on nous offre habituellement.
- Je vais y rechercher des verbes et des mots, des métaphores que l’on peut intégrer beaucoup plus facilement comme motifs organisationnels (vous verrez ci-dessous le “pli” ou “la fronce”).
- Je vais y rechercher une impression, une esquisse de tableau japonais, un côté contemplatif dans les grandes lignes des formes des organisations. Je ne tiens pas à retomber dans le travers d’une règle qui dit que si telle singularité se produit alors on obtiendra nécessairement tel type d’organisation, juste une compréhension d’ensemble des dynamiques en jeu. Pour citer Thom : “cela va à l’encontre de la philosophie dominant actuellement, qui fait de l’analyse d’un système en ses ultimes constituants la démarche première à accomplir pour en révéler la nature. Il faut rejeter comme illusoire cette conception primitive et quasi cannibalistique de la connaissance, qui veut que connaître une chose exige préalablement qu’on la réduise en pièces”.
Les catastrophes élémentaires et les organisations
Dans le tableau à gauche qui provient de cette page web vous voyez les sept catastrophes élémentaires. Chaque catastrophe, singularité, est déclenchée par un certains nombre de paramètres et provoque certaines variables, formes. On dit qu’il y a sept catastrophes élémentaires, élémentaires car on considère peu de paramètres en entrée (de un à deux). Vous observerez aussi– dans le tableau toujours – que l’on peut adjoindre à chacune des catastrophes une interprétation spatiale et temporelle (par le biais d’un verbe). Thom cherche délibérément – en accord avec les présocratiques : Héraclite et sa clique (j’ai osé) – à exprimer ses idées au travers de mots et d’images de la vie.
“Nos modèles, écrit Thom, attribuent toute morphogenèse à un conflit, à une lutte entre deux ou plusieurs attracteurs ; nous retrouvons ainsi les idées (vieilles de 2 500 ans !) des premiers présocratiques, Anaximandre et Héraclite. On a taxe ces penseurs de confusionisme primitif, parce qu’ils utilisaient des vocables d’origine humaine ou sociale comme le conflit, l’injustice … pour expliquer les apparences du monde physique. Bien à tort selon nous, car ils avaient eu cette intuition profondément juste : les situations dynamiques régissant l’évolution des phénomènes naturels sont fondamentalement les mêmes que celles qui régissent l’évolution de l’homme et des sociétés, ainsi l’usage des vocables anthropomorphiques en Physique est foncièrement justifié”.
(amusez vous avec ces applets (so 90’) sur la théorie des catastrophes)
Par ordre de complexité croissante :
Le pli
La première des catastrophes est le “pli”. Imaginez un drap que vous pliez. Il y a un “bout”, une “fin”. On y associe le verbe “finir”, ou “commencer”, au pli, cela fini ou commence. Il y a un seul paramètre, on est d’un côté ou de l’autre du pli, donc un seul résultat, une seule variable de sortie. Si j’essaye de prendre une image : encore une fois, c’est cela qui me plaît dans l’approche de Thom, sa volonté de revenir au présocratique qui ramenaient leurs analyses mathématiques à des images que l’on peut naturellement saisir. Ainsi donc comme image on observe la communication au sein d’une équipe. Cette équipe grossit, grossit, grossit : c’est le paramètre, on ajoute 1 membre à l’équipe régulièrement. Soudain on atteint un point, la catastrophe, la singularité, et la communication change complètement : c’est le pli. On est passé de l’autre côté.
Dans les cas simples de bord, de bout, l’organisation opère un pli, mais un pli net. Il se produit une singularité cela déclenche un résultat (le pli).
La fronce
- La fronce c’est le pli du tissu dans votre rideau de douche. Mais ce pli
- est une courbe. On imagine une bille qui passe d’un côté ou de l’autre
- d’une petite colline. Tout dépends des paramètres qui propulse la bille
- elle passera vite ou montera pour redescendre sans passer le rubicon. C’est avec la catastrophe de la fronce que Zeeman applique la théorie au chien : entre peur et agressivité : quels paramètres et selon quelles forces le chien va passer de la peur (la fuite) à l’agressivité (l’attaque). On entre dans l’aspect mathématiques de la théorie, et je suis incapable de le maîtriser. Mais je peux m’interroger sur les forces et les attractions qui me font évoluer sur la fronce et basculer d’un côté ou de l’autre.
Par exemple : la fronce à deux paramètres en entrée, on pourrait dire encore la taille d’une équipe, et disons sa co-localisation. C’est à dire on a plus ou moins de personnes dans une équipe, et ils sont plus ou moins co-localisés. Avec ces différents paramètres et leur intensité on décrira une fronce plus ou moins abrupte (une variable en sortie) qui décrira le fonctionnement de la communication au sein de l’équipe. Va-t-elle doucement s’effriter, va-t-elle subitement se briser, à quel moment doit-on engendrer une nouvelle équipe.
Les mots clefs sont capturer, casser : on franchit le sommet de la fronce, en passant de l’autre côté : on engendre, on devient, on unit.
Je parle d’équipe et de communication, vous pouvez envisager l’expansion des filiales au travers d’un continent, les différents départements d’une solution, la vie d’un produit d’entreprise, etc.
La queue d’aronde (d’hirondelle)
Penser à la queue d’une hirondelle : au croisement (comme je vous le disais vous pouvez toujours jouer avec des applets comme celle-ci sur la queue d’aronde, ils sont vraiment très utiles), il y a une sorte de superposition, que l’on peut percevoir comme un déchirement ou une – au contraire– une couture. Il y a trois paramètres en entrée et une variable en sortie (j’écris cela pour ceux qui y comprennent quelque chose).
On évoque donc des problématiques de superposition, de recouvrement, de tension, de déchirement au sein de l’entreprise. Deux gammes produit qui se recouvrent, doit-on les fusionner, les coudre ? A quel moment ce produit, cette gamme, se déchire en deux (idem pour les équipes, encore). Je ne vais pas aujourd’hui creuser plus et je vous laisse trouver les paramètres qui vont régir ce changement de forme, avec la queue d’aronde il doit y en avoir trois.
Le papillon
Je vais désormais me limiter aux verbes associés, les formes deviennent compliquées et je n’ai pas encore assez intégré le modèle associé… Ce qui est intéressant dans le papillon (quatre paramètres ! et toujours une variable en sortie) c’est l’idée d’une surface cachée, recouverte, une poche, qui s’écaille, s’exfolie, c’est à dire s’effeuille par lamelles. Donc elle se vide ou se remplit. Encore une métaphore, mais aussi donc une théorie permettant d’appréhender les mouvements de l’organisation.
Les trois dernières catastrophes élémentaires sont un peu plus complexes car elles proposent deux variables en sortie.
La vague, le poil, le champignon
Pareil, pour l’instant j’ai l’impression qu’il devient vain pour moi de comprendre les aspects mathématiques et le calcul de ces différentes formes. Je m’intéresse uniquement aux verbes qui peuvent me donner une façon d’appréhender cette théorie et de la projeter sur mon monde.
- La vague (ombilic hyperbolique) : Lisez briser, s’effondrer, recouvrir pour la vague. Pensez au rachat de filiale, au recouvrement de secteur, mais aussi là l’effondrement soudain d’un vague ayant atteint sa crête, attrapez la notion de voute.
- Le poil (ombilic elliptique) : Piquer, pénétrer, boucher.
- Le champignon (ombilic parabolique) : Briser, éjecter, lancer, percer, couper, lier, ouvrir, fermer.
Quand à savoir à quoi cela peut servir
Je n’en sais encore fichtrement rien sur le plan opérationnel. Mais j’apprécie me voir équipé d’un glossaire pour décrire les mouvements et changements des entreprises. De ce glossaire je peux tirer des enseignements, des intuitions et une façon de comprendre le monde et la vie des organisations. Une vision beaucoup plus réelle et efficace qu’un tableau de chiffres et/ou une hiérarchie. Car il s’agit bien là de verbes, d’actions, de mouvements. Si j’en crois Thom, et si sa théorie a été sacrément secouée, elle n’a pas été anéantie et commence à jouïr d’un renouveau de considération, il s’agit bien là de la base de toutes formes de changements dans la nature. N’est-ce pas hypnotisant ?
On parle beaucoup d’holacratie, je n’ai pas encore goûté ses joies, mais c’est typiquement le genre de contexte où cette approche peut prendre tout son sens : un guide sous forme de verbes et d’images de la nature pour comprendre et suivre la dynamique d’une organisation, ses changements de formes.
Série sur les organisations
0 - prémisses : Agile à grande échelle : c’est clair comme du cristal
1 - penser son organisation : introduction
2 - penser son organisation : théorie des catastrophes
3 - penser son organisation : sur le terrain