Au début des années 2000 notre idée du “bon” produit venait du mouvement l’agile. De ce produit qui maximise l’impact et minimise l’effort, celui qui s’étoffe au fil de l’eau.

Quand l’idée du Lean Startup est apparue (disons avec le livre de Eric Ries en 2011) les concepts de ce “bon produit” ont été démultipliés. Plutôt que de s’étoffer au fil de l’eau, on s’est littéralement collé à l’utilisateur. Au moindre clignement d’oeil de celui-ci, le produit s’adaptait.

Puis on s’est rendu compte qu’avec cette proximité avec l’utilisateur, non seulement on pouvait se coller à ses faits et gestes, mais, en prenant un tout petit peu d’avance, on pouvait l’amener quelque part. On pouvait subrepticement le diriger.

Et de là, avec la puissance d’un lieu comme la Silicon Valley, on a mis la main sur les utilisateurs.

La frontière entre optimisation, adaptation et manipulation est devenue floue.

C’est le produit de la Silicon Valley, celui qui fait rêver tous les entrepreneurs et toutes les entrepreneuses. Ce produit qui nait d’une idée anecdotique ou flamboyante, et dont les auteurs à force de ténacité et d’adaptations en font un élément central des usages mondiaux. Ce genre de success story.

Les produits légers et très évolutifs, ceux du numérique, sans consistance physique, en constante évolution, où l’on découvre constamment (continuous discovery), où l’on délivre en flux (continuous delivery), où l’on mesure le moindre changement, le moindre usage pour optimiser.

C’est ça qui fait rêver les communautés produit. C’est ça qui faisait vendre des livres.

Aujourd’hui, cette idée du produit, aussi excitante a-t-elle été, j’ai été le premier ébloui par l’intelligence pratique du Lean startup, se fracasse sur l’histoire qui se déroule devant nos yeux. Cette histoire c’est l’effondrement du monde tel que nous l’avons connu, l’effondrement des valeurs de celui-ci. Un produit s’inscrit nécessairement dans une histoire. Et l’Histoire broie la raison d’être de ces produits qui ne se mesurent qu’à l’aune de leur succès (parts de marché).

Civilisation

A mes yeux ce produit est fini, car notre crise de civilisation est trop profonde.

Toutes les conversations sont happées par la question de la civilisation. Comment veut-on vivre ? Comment pourra-t-on vivre ?

Qu’il s’agisse du retour du fascisme à grande échelle, ou de l’effondrement continue (aussi) des limites planétaires. Mon churn1 je m’en moque. Enfin je m’en moque au regard de cette vision silicon valleyesque qui nous excitait tant : cette capacité d’adaptation phénoménale.

Et puis, qui a encore envie de travailler pour google, twitter, spotify ou facebook ? Kent Beck vous l’imaginez retourner chez Facebook, chez Zuckenberg ? Si oui il perd définitivement tout crédit. Quel musicien a envie d’aller enrichir le patron retors de Spotify ?

Alors ?

Soit la siliconvalley gagne et nous nous dirigeons vers un monde d’automates consommateurs, ou déjà l’utilisateur n’est plus vraiment le maitre, mais uniquement l’usager (regardez par exemple l’imposition désormais possible de certains types d’authentification, ou de l’utilisation de l’IA). Les produits dominants sont devenus tellement dominants qu’ils sortent de cycle : besoin, usage, mesure, pour simplement nous imposer leurs façons. Nous avons la nécessité de les utiliser au risque de décrocher : de notre job, de notre compréhension du monde.

Soit la siliconvalley s’effondre (ressources planétaires, ou autre) et notre rapport à la valeur du produit change complètement, les impacts recherchés seront très différents.

Désir

En 2022, je parlais d’un Produit Maximum Tolérable, en liaison avec les contraintes planétaires qui s’étiolaient les unes après les autres.

Aujourd’hui – en plus de cela, qui est un sujet encore plus d’actualité – j’ai besoin de retrouver un désir, une envie, comme ce fut le cas auparavant. Mais ce désir cette envie ne peuvent se rattacher à un usage comme c’était le cas auparavant (bis repetita).

Ce désir, cette envie doivent porter un sens, qui s’inscrit dans une vision de la civilisation. On a monté d’un cran dans les niveaux logiques, pourrait-on dire. Ce n’est plus l’usage qui m’attire, mais la civilisation, les convictions, la pensée que le produit représente qui va compter désormais.

Si nous pouvions virer tous les produits de la Silicon Valley et les remplacer par des produits locaux, européens, nous le ferions immédiatement, il me semble.

Je pense que les PM, CPO, et consort devraient se pencher rapidement sur cette question.

L’IA, objet volant non identifié.

Sa puissance est une hallucination hypnotique et en même temps, on sent qu’elle nous rapproche d’un abime mortel.

Elle pourrait proposer autant la réduction drastique du temps de travail (interview de Bernie Sanders par Jon Stewart il y a deux jours), que la fin de l’humanité (article dans lemonde.fr aujourd’hui).

On ne sait pas quelle civilisation elle propose et on comprend bien la lutte pour en posséder la source.

L’IA nous montre que le produit n’est plus une question de recherche d’usage, mais de civilisation.


  1. Le churn, contraction de “change” et “turn”, représente la perte de clients d’une entreprise dans une période donnée. ↩︎