Comment prend-on les décisions ?

La suite d’une petite série sur les décisions. J’avais “libéré” l’année dernière un chapitre de mon livre petit manuel de pensée organisationnelle. Ce chapitre était sur “Qui prend les décisions”. Je vous recommande de le lire avant celui-ci. Je continuerai avec un dernier essai sur la décision “Quand prend-on les décisions ?”.



Et donc vient le moment de prendre la décision, le groupe, le cercle responsable de l’irrigation du village doit décider par où l’on va faire passer le couloir d’eau, quel champ on va scinder.

Ces décisions se prennent lors de réunions, oui, mais des réunions utiles et même efficaces. Vous n’en croyez rien n’est-ce pas, car réunion n’a jamais rimé avec efficacité et utilité. Mais c’est possible. Comment ces conversations, ces réunions, s’organisent-elles ?

Je prends de nouveau en référence la sociocratie, cette approche propose le concept de tension. Cela vient de l’anglais et on peut mal traduire le terme. Imaginez un élastique, il est dans un état “normal” ou il peut être tendu si vous exercez une force sur lui. L’idée de tension c’est cette idée qu’une force le tord et que les choses ne sont pas à l’état “normal”. C’est ça le sens de tension, cependant en anglais c’est très neutre, en français une tension, cela porte un poids négatif, dramatique. Je vous propose alors de l’appeler variation pour variation par rapport à ce qui devrait être, ou même peut-être encore plus simplement sujet, comme quand on dit “on a un sujet” pour dire “on a un problème”, mais je reviens dans le négatif ce qui n’est pas nécessairement le cas de nos tensions.

Bref, vous faites des points équipes, des points de cercle, régulièrement. Et l’objectif de ces points est principalement de régler les variations, sujets du moment. Chacun vient avec aucun, un ou plusieurs sujets. Le fait de devoir scinder un champ pour l’irrigation en est un. On commence par un tour de table où l’on attend de chacun qu’il annonce s’il a un sujet, et si oui qu’il donne un seul mot (voire deux) pour le décrire pas plus. Cela démarre bizarrement, et il est important d’avoir quelqu’un qui organise, qui facilite, comme on dit, cette réunion.

Dans notre cas, disons que Katia dirait irrigation !. Pourquoi un seul mot ou deux ? Pour ne pas se mettre à plonger dans le sujet, mais simplement énumérer le nombre de sujets que l’on a en stock. Et cela peut donner un petit côté énigme sympa, ce mot unique, cela peut attiser la curiosité. On fait aussi attention à ce que Katia, si elle vient, imaginons, avec quatre sujets, quatre variations, ne les balance pas toutes d’un coup : on va faire des tours de table, à chaque tour elle peut en proposer un (encore une fois, ayez un facilitateur ou une facilitatrice parmi les participants). L’idée est donc d’avoir une liste de mots ordonnés par ordre, et qui permette à tous de venir avec un sujet (rappelez-vous on est un cercle de cinq, six, sept, peut-être huit personnes) sans que les sujets d’un ou d’une seule préemptent toute la réunion.

Donc on se retrouve, disons avec dix sujets, certains, certaines, avaient deux ou trois variations, d’autres zéros. Et on sait très bien qu’avec deux heures devant nous (rappelez-vous maximum deux heures pour les réunions, dont une heure trente de gros remue-méninge), on pourra peut-être traiter de cinq ou six sujets maximum. Ce n’est pas grave, si vous faites cette réunion toutes les semaines vous aurez le temps de traiter les autres bientôt s’ils sont toujours d’actualité. Et s’ils ne le sont plus, vous aurez gagné du temps.

Notre instinct nous pousserait à rallonger la réunion pour que tous les sujets tiennent. C’est une mauvaise idée. Votre réunion va durer quatre heures, elle deviendra longue, pénible, pas forcément efficace, et vous n’aurez absolument pas envie de recommencer toutes les semaines. Or c’est aussi cette hygiène de la régularité qui compte.

Mais si un sujet est très important, il ne faudrait pas la manquer. Bon, d’abord on imagine que la personne qui amène avec elle le sujet le cite en premier quand on l’interroge sur le tour de table et donc le sujet a de forte chance d’être saisi par le groupe. Mais pour être sûr, on commence chacune de ces réunions après avoir collecté ces sujets par une question importante : “Est-ce que l’un de ces sujets est prioritaire ?” Comme je vous le disais idéalement il y a quelqu’un qui facilite la réunion (proposez une personne différente à chaque fois ?). On imagine alors la personne concernée stipuler que son sujet est prioritaire si elle pense que c’est le cas.

S’il y en a plein de prioritaires, vous reprenez l’ordre dans lequel ils ont été déclarés (normalement celui de l’ordre d’interrogation au tour de table qui révèle ici son importance). Et si tous les sujets sont prioritaires, c’est comme si aucun ne l’était.

Bon, continuons, c’est le sujet de Katia qui démarre. La règle du jeu veut qu’elle prenne cinq, dix, quinze minutes pour exprimer son sujet : il va falloir tracer une voie d’irrigation au milieu de nos champs, cela peut susciter une certaine irritation chez certains d’une part, et d’autre part les avis pour le meilleur tracé sont partagés (tout le monde n’est pas d’accord sur le même tracé). Et si possible (il faut en prendre l’habitude, c’est difficile au début) Katia exprime sa proposition de solution, c’est important pour le système de décision.

Et on repart sur des tours de table bien respectueux ou pas du silence et de l’écoute, c’est à vous de choisir. Mon expérience, selon la forme du groupe, me fait alterner entre un mode chaotique où tout le monde se sent libre de parler à tout moment, c’est dynamique, mais fatigant, et des fois bien respectueux des passages et des temps de paroles, c’est feutré et efficace, mais frustrant.

Ce tour de table a pour but de clarifier la demande de Katia. Chacun à tour de rôle (mode respectueux) pose des questions pour expliciter la demande de Katia. Naturellement, personne n’est obligé de poser une question. Et naturellement, Katia est amenée à répondre. Il faut faire attention à deux choses : a) ce n’est pas le moment de donner son avis ou un commentaire c’est le moment de la clarification, des questions, et b) évitez qu’une personne ne monopolise trop la parole. Disons que normalement c’est une seule question par personne et par tour de table.

Quand vous avez bien clarifié la demande s’ensuit un nouveau type de tour de table. Le tour de réaction : là c’est le moment (normalement une seule fois par personne) d’exprimer votre avis, de faire vos commentaires, qu’il s’agisse de dire que vous êtes complètement en phase avec la proposition de solution de Katia, ou au contraire que vous la trouvez à côté de la plaque et que vous décrivez une alternative qui vous paraît bien meilleure, ou même pour dire que vous ne comprenez fichtrement rien au sujet, c’est OK, c’est le tour de réaction.

Un tour final est réservé à la personne qui est à l’initiative du sujet, ici Katia. Katia a collecté tous les retours et reformule sa proposition. Potentiellement elle est inchangée, mais potentiellement elle a changé drastiquement ou juste un peu en intégrant plus ou moins ce qu’elle a entendu. Elle peut aussi décider d’abandonner son sujet.

Puis vient le moment de la décision.

Va-t-on appliquer, valider, cette proposition ? Cela va déclencher peut-être de nouvelles conversations.

N’oubliez pas les options réelles dont nous avons parlé, peut-être qu’il s’agit de juste décider sur une première étape pour en savoir plus. Donc plusieurs options :

  • Le vote majoritaire ou unanime.
  • Le consensus, ou le compromis.
  • Le consentement.
  • Le processus de consultation (advice process).

Bon, vous pouvez faire un vote majoritaire ou unanime sur la proposition de Katia. Généralement, ce n’est pas ce que l’on utilise. On réserve le vote majoritaire pour une consultation de tout le village, comme notre démocratie actuelle. Cela peut générer des frustrations (les gens qui n’ont pas voté pour), mais cela marche.

On peut utiliser le vote unanime, mais c’est long et cela bloque beaucoup de choses.

Viennent ensuite les formats plus utilisés dans ma vraie vie d’aujourd’hui.

Le consensus je l’évite, car par définition il est mou. Cela implique que l’on trouve une solution qui convienne à tout le monde, et généralement en cherchant le consensus on diminue la qualité de la proposition ou son efficacité, car on est limité par les réticences de certains et certaines.

Le consentement est plus moderne. Il s’agit ici de demander si quelqu’un est catégoriquement contre la solution proposée. Catégoriquement contre : on dit que cela doit lui remuer les tripes. Il ne s’agit donc pas juste de ne pas être d’accord, mais de vraiment s’opposer. On pourra donc, par exemple, prendre une décision désirée par deux personnes (ou même une !) alors que six autres personnes ne sont vraiment pas emballées, mais pas au point de bloquer la décision.

Mais oui vous pouvez bloquer la décision si cela retourne vos tripes. Tout seul par exemple face à tout le monde, mais à la condition que vous essayez de proposer une alternative qui convienne. Faites l’effort, même si ce n’est jamais facile.

Encore une fois comme nous l’avons évoqué : on peut prendre des décisions plus petites, on peut revenir en arrière, on s’adapte. Cela facilitera la confiance qui permettra au consentement de bien marcher.

Une autre façon de faire est le “processus de consultation”, je traduis ici juste l’anglais que j’ai l’habitude d’utiliser pour advice process. Ça veut dire quoi ? Cela veut dire que la règle est de consulter toutes les personnes responsables ou expertes de votre sujet, puis d’être libre de choisir. Par exemple, vous prenez une décision qui déclenche un budget, et bien vous devez consulter le responsable de la caisse, le grand argentier, enfin la personne qui s’occupe des finances. Consulter, cela ne veut pas dire que vous demandez la permission. Ça veut dire que vous lui demandez son avis d’expert ou de responsable.

Si, comme ici, on parle d’irrigation, vous devriez consulter l’expert de ce sujet, ou le responsable (ce n’est pas forcément les mêmes) de la répartition des champs, du cadastre.

Et puis ensuite vous êtes libres de faire ce qui vous semble bien à faire. Ça veut aussi dire que vous pouvez aller contre l’avis de ces experts suite à la consultation. Pour aller contre leurs avis, cela veut probablement vouloir dire que vous êtes sacrément sûr de vous, ou que vous avez très envie. Vous n’allez pas faire cela la fleur au fusil, insouciant, car le processus de consultation vous engage, vous responsabilise fortement. Comme vous pouvez choisir, cela veut dire qui si cela échoue c’est aussi vous qui êtes complètement impliqué, d’autant plus si vous n’avez pas tenu compte de l’avis, des conseils, de ces personnes.

Être tenu pour responsable en cas d’échec ? Vous êtes banni du village ? Vous n’êtes pas banni, mais on ne vous écoute plus pendant plusieurs mois ? Rien ne change ? Je n’en sais rien, cela dépend vraiment du contexte.

Toute l’idée du advice process c’est de ne rien vous imposer, mais de vous faire comprendre l’importance des avis, des conseils, des personnes concernées par le sujet. Dans mon expérience vous allez très très souvent les écouter, intégrer leurs recommandations dans votre décision. Cela va tisser peu à peu des liens de confiance. On viendra vous consulter quand un sujet vous concernant apparaitra. Vous serez libre d’aller contre l’avis des experts, c’est une liberté qui vous responsabilise.

L’organisation par cercles telle qu’évoquée permet d’avoir des personnes concernées autour de la table de la réunion. Et bien souvent la réunion suffit à la conversation, à la consultation, et donc vous pourriez décider. Avec le advice process, Katia pourrait décider et proposer sa solution, et tant pis si elle va à l’encontre de certains avis, au moins elle s’implique.

De plus le village est sécurisé par le fait de ne pas laisser un pouvoir de décision trop vaste, car le cercle définit d’office un cadre dans lequel la décision doit s’inscrire. Je veux dire : nous disons que Katia peut décider ce qu’elle veut, après conversations avec le cercle et dans le cadre des conversations du groupe (le sujet de l’irrigation, de l’agriculture), et dans une durée pas trop longue. Tout cela permet à Katia d’avoir cette autonomie.

Si vous ne fonctionnez pas en cercle, vous pourriez définir un tableau de délégation. Dans le tableau de délégation, on explique qu’il y a sept niveaux de partage de décision entre un ou une chef(fe) et un groupe.

  • Le ou la chef(fe) décide, point barre, avec de la chance vous êtes tenu au courant.
  • Le ou la chef(fe) vous explique sa décision (il ou elle essaye de vous la vendre).
  • Le ou la chef(fe) vous consulte et décide.
  • Le ou la chef(fe) et l’équipe décident ensemble (Consensus ? Consentement ? Vote ?).
  • L’équipe écoute les conseils du ou de la chef(fe) et décide.
  • L’équipe consulte le ou la chef(fe).
  • L’équipe décide (et ne prévient pas forcément le ou la chef(fe)).

J’ai l’habitude de le réduire à quatre niveaux :

  • Le ou la chef(fe) décide, point barre.
  • Le ou la chef(fe) vous consulte et décide.
  • L’équipe consulte le ou la chef(fe).
  • L’équipe décide.

Je supprime les niveaux intermédiaires et surtout le niveau central ou tout le monde décide ensemble, car si je pense que cela peut marcher dans un cercle, où tout le groupe est du même niveau hiérarchique, j’ai vu que c’était vraiment plus compliqué avec un(e) chef(fe) au milieu.

L’intérêt de ces niveaux ? Définir selon les décisions à quel niveau chacune appartient. Par exemple, décider si on se lance ou pas dans des échanges avec le village voisin, cela pourrait être une décision de niveau deux : les instances dirigeantes du village consultent et décident, mais pas les villageois. Mais décider si on échange soit a) des carottes ou soit b) des navets, cela pourrait être une décision de niveau quatre, et c’est au groupe agriculture/échange de décider sans “chef(fe)”. C’est très pratique pour définir un cadre, et définir un cadre, cela va rassurer, sécuriser tout le monde, et libérer plus de décisions, laisser plus de décisions dans les mains du plus grand nombre. Par exemple :

  • [option 1] Vous pouvez prendre la décision que vous voulez tant que le budget ne change pas.
  • [option 2] Si le budget change un peu, vous devez consulter l’autorité (les niveaux de délégation sont entre une équipe et son autorité, son chef, sa cheffe).
  • [option 3] Si le budget est énorme, c’est moi (l’autorité) qui décide en vous écoutant.

Cette clarification donne de la liberté.

Pour finir, c’est toujours très intéressant de lister les décisions qui sont prises. Faites la liste des décisions de l’écovillage et placez-les dans un tableau de décision pour voir si toutes les décisions appartiennent à la même instance de décision ou au contraire si les décisions sont généralement déléguées. À vous de choisir ce que vous préférez, mais gardez en tête que quelqu’un qui décide pour lui c’est quelqu’un d’engagé, et cela change beaucoup de choses.