Il y a quelques semaines Aude Caussarieu sur Mastodon a attiré mon attention sur un article de 1973 (un assemblage d’éléments de 1971 à 1973 par Jo Freeman), revu récemment, sur “la tyrannie de l’horizontalité”. Cela fait appelle au type d’organisation horizontale (sociocratie, holacratie) auxquelles j’aime réfléchir et desquelles, notamment chez benext, j’ai pu appliquer et adapter les principes. Ce texte devrait être appelé en français “tyrannie de l’absence de structure”, ce qui me semble la véritable traduction, et cela sous-entend déjà autre chose. Cet écart est important, on confond souvent absence de structure et horizontalité, ou plutôt, on aime malencontreusement imaginer que l’horizontalité est l’absence de structure. L’article de Jo Freeman est très intéressant.
- Le texte en anglais: https://www.jofreeman.com/joreen/tyranny.htm
- Le texte en français : https://organisez-vous.org/tyrannie-horizontalite-jo-freeman/
Avertissement : je ne connais pas Aude, elle a accepté que je la cite. Je la remercie de m’avoir fait pointer sur ce texte.
Pour que cet article garde une taille humaine, et pour prendre un angle de réflexion, je vais rebondir sur les remarques que Aude fait en relisant le texte. Peut-être plus tard j’aurais d’autres occasions de refaire un zoom sur ce texte. Mon objectif ici est de donner le point de mon expérience sur le sujet autant théorique que pratique (chez benext par exemple, mais aussi chez certains “clients”). C’est en même temps une toute petite expérience, et en même temps une très grosse expérience.
“Le laisser-faire au sein du groupe est à peu près aussi réaliste que le laissez-faire dans la société.”
“Le laisser-faire au sein du groupe est à peu près aussi réaliste que le laissez-faire dans la société. L’idée devient un écran de fumée qui permet aux forts ou aux chanceux d’exercer sur les autres un pouvoir que personne ne viendra remettre en question.”
Dans le texte, la phrase suivante vaut d’être ajoutée : “une forme d’hégémonie peut ainsi facilement s’installer au sein d’un groupe, car l’idée d’horizontalité empêche la formation de structures formelles, mais pas de structures informelles”.
Il faut comprendre que ce texte se nomme “la tyrannie de l’absence de structure”. Et c’est un point clef que je rencontre dans bien des conversations sur la sociocratie, ou l’holacratie, ou les “entreprises libérées”, le micmac, le mélange, l’embrouille entre le désir d’absence de structure, d’absence de cadre, d’absence de règles, et les véritables organisations “horizontales” (sociocratie, holacratie) qui elles ont bien une structure et des règles très définies, ramenées, réduites, à des éléments essentiels, mais rigoureux.
Toute l’idée de ces organisations “horizontales” est de responsabiliser les personnes, de leur donner de l’autonomie (que cela pour les engager et avoir plus de performance ou pas est un autre débat). Pour responsabiliser et donner de l’autonomie, il faut définir un cadre et une direction. Un objectif clair et des règles claires pour le dire différemment. Et dans cet espace, les personnes peuvent se responsabiliser, avoir de l’autonomie. Ce cadre doit donner cet espace. C’est la taille de cet espace qui va être important. Soit il est trop petit, cet espace (trop de règles, trop de contraintes), et on étouffe. On n’est pas responsable, on n’est pas autonome. Soit, cet espace est trop grand, il n’y a pas de limite, c’est le vide. Et quand c’est le vide, “à quoi bon ?”, et c’est comme la jungle, on y trouve de tout, tout est permis. Et avec la jungle vient la loi de la jungle.
Cet espace est autant défini par son cadre (les règles, ce que je peux faire et ce que je ne peux pas faire), que par sa direction, son objectif, son sens. C’est tout le côté passionnant dans l’organisation de cette structuration.
“Ainsi, l’absence de structures devient une façon de cacher le pouvoir”.
“Ainsi, l’absence de structures devient une façon de cacher le pouvoir, et ce sont en général les membres les plus puissantes des mouvements féministes (qu’elles soient conscientes ou non de leur pouvoir) qui en sont les plus ferventes partisantes.”
Je dirai que les personnes à la recherche d’une absence de structure (ce qui n’est PAS une structure appelée “horizontale” – mais c’est pas vraiment horizontal – comme la sociocratie ou l’holacratie), sont à la recherche d’une liberté de mouvement totale. Généralement elles veulent choisir sans être gênées par aucune limite : règles, processus, partage, visibilité, cohérence. Pas besoin de courage managérial quand il n’y a aucune contrainte.
Encore une fois on n’est pas ici dans une organisation horizontale de type sociocratique ou holacratique. Mais c’est bien là-dessus que nous alerte l’auteure : sur le mirage, l’illusion que l’absence de structure et de contrainte est une forme de structuration, d’organisation (dite horizontale).
J’en profite pour préciser un point que j’évoque plus haut. L’horizontalité est aussi une illusion. Et on retrouve cette idée dans le texte, il me semble. Ce que l’on appelle horizontalité est une réduction drastique des niveaux hiérarchiques que l’on rencontre habituellement dans les organisations traditionnelles. On rapetisse la pyramide, mais la pyramide demeure. On a beau souvent le représenter de façon organique, on pourrait très bien dessiner systématiquement une pyramide, petite, avec peu de niveaux, concernant les organisations “horizontales”.
La différence avec ces organisations horizontales sur ce sujet est donc : beaucoup moins de niveaux, et une capacité de décision, de pouvoir, à chaque niveau concernant son périmètre. Une vraie autonomie, une vraie responsabilisation à chaque niveau, dans chaque élément. Et non pas un besoin systématique de remonter la chaine de décision et du pouvoir d’une organisation pyramidale traditionnelle. Ainsi, définir le pouvoir de chaque niveau est fondamental.
Toute la suite des remarques remontées par Aude porte sur les caractéristiques de ce “star system” qui se nourrit de l’absence de structuration, de la non-organisation. Ce n’est pas le sujet des véritables organisations “horizontales” de type sociocratie ou holacratie, donc je passe.
Les solutions proposées par Jo Freeman (en 1971-1973)
“1) La délégation d’une forme d’autorité spécifique à des individus spécifiques, dans le but d’accomplir des tâches spécifiques, via des procédures démocratiques”
Est ajouté : « Si des individus sont sélectionnés pour réaliser une tâche en particulier, de préférence après avoir manifesté leur intérêt ou leur désir de le faire, ils ont pris un engagement dont ils peuvent difficilement se défaire. »
Simplement on reparle ici du cadre que j’évoquais et ci-joint un exemple de “carte postale” d’un cercle qui permet de définir les attentes et les redevabilités en sociocratie/holacratie.

Deux précisions :
- Le terme de “procédure démocratique” est à préciser. C’est typiquement un sujet de prise de décision : consentement, compromis, “advice process”, etc., et c’est à définir selon le contexte.
- Marque d’intérêt : la notion d’invitation est centrale. Pour constituer un cercle – chez benext (ma précédente société, qui a été racheté par un groupe américain en 2021) par exemple – le cercle de personnes est constitué par les personnes faisant du sens avec le sujet, et uniquement par celles qui émettent le désir d’y participer. Mais comme il s’agit du lieu de la décision sur le sujet, si on décide de ne pas participer, on accepte de ne pas avoir de pouvoir de décision sur le sujet. Et naturellement un cercle ne peut pas compter trop de personnes. On entre donc dans cette difficulté de découpage – assez organique – qui permette à chacun d’avoir un espace où il peut apprendre et apporter quelque chose.
“2) Exiger de tous ceux à qui une forme d’autorité a été déléguée qu’ils rendent des comptes à ceux qui les ont sélectionnés.”
Le texte ajoute “C’est ainsi que le groupe peut exercer un contrôle sur ceux qui détiennent l’autorité. Même si le pouvoir est entre les mains d’individus, au final, c’est le groupe qui décide comment ce pouvoir est exercé”.
Mes précisions : comme on le disait dans mes contextes, les cercles sont constitués par des personnes qui font sens, et qui ont été invitées (ce n’est pas simple en entreprise). Il n’y a “sélection” que par le sens donc. Ils rendent des comptes en sociocratie ou en holacratie par leurs redevabilités, les métriques et les checklists qui permettent de valider l’état des lieux régulièrement. Car leur cadre est un ensemble de règles ET un ou des objectifs.
Autre précision, dans les systèmes organisationnels que j’essaye de fabriquer de type sociocratie ou holacratie : tous les débats ou les actions entreprises sont communiquées de façon transparente à tout le reste de l’organisation. Dont acte. Mais attention à ne pas tomber dans une autre tyrannie, celle de la transparence. On communique sur ses actions, ses difficultés, ses réussites, au regard des objectifs et du cadre du cercle. Il n’est absolument pas question d’être transparent sur tout. Et des fois c’est même interdit : des aspects RH par exemple, le rachat de l’entreprise en cours, autre exemple. La confidentialité de certains sujets existe et est louable, ou a minima obligatoire sur le plan légal.
Autre chose que l’on pourrait sous-entendre dans la formulation de “contrôle”. Je disais plus haut que même dans les organisations horizontales de type sociocratique ou holacratique, il y a une pyramide. Elle est réduite, elle a peu d’étages comparés aux organisations traditionnelles. Mais cela demeure une pyramide. En haut d’une organisation sociocratique ou holacratique on parle par exemple de cercle englobant : le comité de direction ? Oui dans un sens. En tous cas la création d’un cercle vient du haut “on a besoin de …”. Donc dans le texte j’entends “contrôle” par “on est tenu au courant” (et en cas de désaccord on peut quitter ou protester, mais pas de contrôler, ou de décider ce qui est hors de notre scope).
“3) Répartir l’autorité entre le plus d’individus possible, dans les limites du raisonnable.”
Le texte ajoute “Ceci évite le monopole du pouvoir, et force les détenteurs de l’autorité à consulter de nombreuses autres personnes lorsqu’ils l’exercent. Ces personnes ont alors l’opportunité d’être responsables de tâches spécifiques, et par conséquent d’acquérir différentes compétences.”
C’est toute l’idée de la sociocratique : une pyramide, oui, mais une pyramide d’espaces de décision. Que la décision ait lieu au bon endroit. Et donc tout l’intérêt, toute la difficulté, est de structurer l’organisation de façon à avoir des périmètres autonomes qui puissent prendre leurs propres décisions.
Se référer à cet article qui est un extrait du “Petit manuel de pensée organisationnelle”.

“4) La rotation des tâches entre les individus.”
Le texte ajoute : “Si une personne conserve les mêmes responsabilités trop longtemps, de manière formelle ou informelle, ces responsabilités en viennent à être perçues comme « appartenant » à cette personne, qui a alors du mal à y renoncer, et tout contrôle par le groupe devient difficile.”
Je voudrais donner deux points de vue sur cette question. D’abord je crois beaucoup à l’auto-organisation, donc mon mojo est plutôt : “débrouillez vous” sous-entendu “dans ce cadre, débrouillez-vous”, et tout le travail est de bien structurer (çe ne veut pas dire trop structurer) le cadre. Ainsi je ne décide pas si le fait qu’une même personne demeure longtemps ou pas aux mêmes responsabilités est bien ou pas bien. Je regarde si le groupe va bien.
Ensuite c’est à noter, dans la sociocratie et l’holacratie, le cadre (règles et objectif(s)) qui existe pour les cercles, existe aussi pour définir le rôle ou les rôles de chacun. Je trouve justement que a) c’est trop verbeux et que cela alourdit considérablement le véhicule, et b) que justement cela ancre des gens dans des postures et va à l’encontre de l’auto-organisation. Je le proscris, et n’utilise donc pas les rôles.
“5) La diffusion de l’information à tous les membres le plus souvent possible.”
Le texte ajoute “L’information est le pouvoir. Accéder à l’information augmente le pouvoir des individus. Lorsqu’un réseau informel diffuse des idées nouvelles et des informations en son sein, mais sans impliquer le groupe, il est déjà impliqué dans un processus de formation d’une opinion propre, sans que le groupe y participe”.
J’ai évoqué cela dans le point 2. Attention à la tyrannie de la transparence. Tout l’intérêt est de constamment bien placer nos curseurs : espace du cadre, clarté de l’information, etc.
Conclusion pour aujourd’hui
Bon voilà pour aujourd’hui (il y a un point 6 à la marge). Ces organisations – sociocratiques, holacratiques – sont passionnantes, mais elles ne sont certainement pas l’absence de structuration. Et c’est bien ce que dit le texte.