Les organisations vivantes

Sommaire

  1. Penser organique
  2. Dynamique DES formes
  3. Choisir sa voie ?
  4. Éléments constituants
  5. Changer la trajectoire de nos organisations
  6. Monde agile, monde complexe
  7. Conclusion

Chapitre 6 : Changer la trajectoire de nos organisations

Comment mener nos organisations dans cette voie ? Comment transformer celles-ci ? La transformation elle-même répond au même paradigme que la vision organique de nos organisations. Des dynamiques de groupes réduits, avec de l’amélioration continue, de l’opportunisme, du sang neuf, du feedback, etc.

Toute l’émergence de ces organisations joue sur un paradoxe toujours difficile à maîtriser. Celui-ci se décline d’un côté sur le besoin d’alimenter l’émergence d’une réponse contextuelle, comme la termitière, comme le cristal, et de l’autre d’essayer en toute bonne foi, c’est à dire ici avec une certaine croyance dans ces idées. Malheureusement très souvent sous couvert d’une adaptation au contexte on est irrespectueux des idées initiales pour lesquelles nous nous transformions, et bien souvent cette adaptation au contexte cache la résurgence de nos habitudes plutôt qu’un vrai changement, qu’une véritable transformation.

Système complexe émergent

Les gens et les organisations ont raison : chaque transformation, ou création d’organisation vivante aura sa personnalité, sa propre définition. C’est l’idée même de la complexité, de l’agilité, que cette adaptation au contexte qui tend vers la réponse la plus adéquate, celle portant le plus de valeur pour le minimum d’effort. Ce constat paraît simple, il ne l’est pas. Cette adaptation au contexte sous-entend aussi que quand le contexte change, l’adaptation change aussi. Et le contexte change sans arrêt. La transformation ou la création de nos organisations vivantes, comme tout système complexe émergent, est par définition, émergente, donc adaptée.

Dans mes observations je note quatre paradoxes qui compliquent la situation.

Émergence et orthodoxie

Problème récurrent : cette adaptation devrait provenir d’un apprentissage, cette adaptation devrait remettre en cause certaines pratiques d’une doctrine, une référence ; malheureusement bien souvent on ne prend pas le temps d’apprendre, on court-circuite derechef. Bien souvent les personnes et les compagnies décident qu’elles connaissent déjà les adaptations nécessaires, et c’est souvent une erreur. Oubliez le naturel il revient au galop, c’est bien souvent la mémoire du muscle qui parle. D’autant que cette façon de penser l’organisation, aussi naturelle qu’elle puisse être, est malgré tout un vrai saut dans un autre paradigme, il est difficile de se projeter sans le vivre avant.

On devrait laisser émerger tout en suivant les idées sur lesquelles on se base. Essayer ce qui se fait ailleurs, scolairement en quelque sorte, avant de savoir pour soi. L’enseignement des arts martiaux au Japon utilise un idéogramme que l’on appelle Shu-Ha-Ri :

SHU : Fait ce que le mentor te demande de faire sans sourciller. Applique la règle, pratique, et pratique encore.

HA : En faisant, tu as vraiment compris comment cela fonctionnait et maintenant tu peux faire des adaptations contextuelles.

RI : Tu as intégré l’enseignement, tu le fais intuitivement (entorse ou non à la règle).

Donc d’un côté on ne peut pas nier l’émergence d’une réponse contextuelle, de l’autre le besoin de répondre dans un premier temps de façon très orthodoxe, ou plutôt de baser cette adaptation sur une connaissance réelle du nouveau paradigme. Cet apprentissage de l’orthodoxie (du nouveau paradigme) est bien trop souvent ignoré. Soit parce que l’on en comprend pas l’importance, soit car il est impossible à mettre en œuvre (pour de bonnes raisons).

Avant d’émerger il faut souvent exécuter les pratiques d’une référence dans le domaine pour a) ne pas se faire avaler par sa mémoire du muscle (ses habitudes), et b) découvrir une référence tangible sur laquelle baser notre émergence.

Paradoxe : l’émergence s’appuie sur un apprentissage orthodoxe de ce nouveau paradigme (et pas sur nos habitudes ou nos désirs).

Transformation continue

On parle d’adaptation à un contexte, d’émergence contextuelle. Souci : on s’adapte à un contexte qui n’attend pas pour évoluer, donc on s’adapte constamment. Il y a l’idée d’une transformation continue, d’une adaptation permanente.

Paradoxe : on s’adapte à un contexte qui n’attend pas pour évoluer, donc on s’adapte constamment.

Y croire avant de savoir

En sachant que l’on vise une réponse émergente contextuelle qui sera changeante, il est impératif de savoir suspendre ses croyances pour appliquer ses idées au mieux. On ne sait pas ce que sera le résultat. On veut changer sans savoir réellement quelle forme prendra le changement. Mais c’est une nécessité pour changer. L’intention est donc clef.

Paradoxe : Savoir où l’on va (vision), sans savoir où l’on va (émergence).

Le changement doit demeurer une option

On a vu que la nature n’était pas contrainte, qu’elle saisissait l’opportunité. Ou que dans la contrainte elle s’invitait ailleurs. La meilleure façon de préserver un espace émergent c’est de le laisser libre d’échouer, et donc un retour arrière possible est paradoxalement un amplificateur d’essais. L’invitation à se transformer est très importante. Il n’y a pas de transformation contrainte, sans droit à l’erreur.

Paradoxe : Savoir changer c’est s’autoriser à revenir en arrière (un pas en arrière peut en amener deux en avant).

Poser le cadre de la transformation

La transformation se mène avec les mêmes principes que ceux qui nous guident pour faire évoluer notre organisation. Parce qu’il s’agit du même monde. Et que nous venons dire que la transformation, que l’évolution était continue.

Invitation et auto-organisation

Le concept le plus important est probablement celui de l’invitation. L’idée c’est d’inviter les gens à être les acteurs de leur propre évolution. De toute manière on n’emmène ni quelqu’un ni une organisation où elle ne veut pas aller. Rappelez-vous des principes de l’implication des personnes : invitation.

On va donc les inviter. Et plusieurs fois : à venir, à proposer des idées, à participer aux groupes de discussion, à mettre en œuvre leurs propositions. Mais comme c’est une invitation ils ne sont pas obligés de l’accepter : ils peuvent décider de ne pas venir, ne pas avoir d’idée, de ne pas participer aux groupes de discussion, de ne pas mettre en œuvre leurs propositions. Pourquoi ? Car toute action coercitive est contre-productive. Il est illusoire de vouloir changer les gens ou les organisations sans leur consentement, sans leur envie. Le seul changement durable se fera avec l’engagement de chacun, et cela démarre par une invitation.

L’invitation est à double tranchant. Si on refuse systématiquement, constamment, de venir, de proposer des idées, ou de mettre en oeuvre des idées d’autres personnes, d’essayer, on va s’interroger sur la pertinence de son appartenance à ce groupe, à ce cadre, à cette organisation. On n’évoluerait pas dans le même sens.

Si l’invitation est acceptée, embrassée, et c’est très souvent le cas dans mon expérience, on va laisser les gens s’auto-organiser. Souvent le cadre de mes interventions sont des organisations. Nul besoin d’expliquer aux gens ce qui serait nécessaire, quoi faire, comment le faire, quoi changer, quoi essayer. Ils le savent bien mieux que moi. Je ne suis généralement que le signal que l’organisation a décidé d’essayer. Si tant est que le cadre est bien défini (j’y reviens dès le prochain paragraphe) laisser les gens s’auto-organiser est aussi probablement la meilleure chose à faire, en respectant les principes évoqués précédemment (sur les tailles d’équipes,etc.). Comme tous les systèmes vivants l’auto-organisation est innée. « Vouloir organiser un système auto-organisé est non seulement inutile mais c’est surtout idiot » rappelle avec une pointe d’humour Harrison Owen. Démocratie, leadership naturel, dictature, peut-être ; l’auto-organisation a surtout le mérite, étant acté ses principes, de pouvoir évoluer, de ne pas être fossilisée.

Autorisation et cadre libérateur

Pour que cette invitation prenne corps, pour que cette auto-organisation soit possible, il faut extrêmement clarifier deux choses : le cadre et les règles qui le régissent. Comme évoqué au début de ce texte, dans quel cadre puis-je évoluer, quelles sont les limites, les contraintes, les espaces que je peux prendre. Dans quel but, quel est le sens ? L’organisation le veut-elle ? Notamment sa direction, ceux qui autorisent ? Puis-je prendre cet espace sans risque ? Voilà des questions essentielles qui doivent avoir des réponses très claires de la part de l’organisation.

L’invitation et l’auto-organisation ne pourront s’épanouir que si cette clarification a lieu.

Mais pourquoi donc chacun s’échine, dans les entreprises modernes, à vouloir libérer les personnes, à vouloir impliquer, à supporter, aider, plutôt que dominer, contrôler ou autre façon coercitive de mener ses équipes ? La réponse est assez simple, le micromanagement, le management à la tâche, sans vision, sans implication, sans responsabilisation porte peu de

fruits, et ne convient qu’aux entreprises médiocres. Médiocres ? Celles qui le sont, et celles qui dominent leur marché par le biais d’un monopole ou d’une position dominante, ou privilégiée, et qui n’ont pas nécessité à se repenser. Leur effondrement sera soudain.

L’actualité est à une clarification — pas forcément simple — du sens de l’entreprise, de sa direction, et du cadre qu’elle propose, de ses règles claires établies. Dans ce schéma : une direction, une vision, un sens, et un cadre qui définit les contours des possibles, chacun est alors à même d’occuper son espace, et d’occuper l’espace, de prendre l’espace. A l’inverse d’une gestion, à la tâche, du micromanagement, sans visibilité, qui ne laisse qu’un fil, qu’un espace restreint, sans surprise, sans innovation, sans implication.

Comme largement évoqué précédemment l’”Homme mois mythique” de Fred Brooks, il est dit qu’une personne peut donner, produire, offrir, délivrer, faire émerger, utiliser le verbe que vous chérissez, entre un rapport de 1 à 10. Donner x 1 ou donner x10. On peut oublier les budgets et les délais avec un tel spectre autant se concentrer sur ce qui permet aux gens d’être à x10 (et aussi de s’interroger sur une capacité à rester à x10 : s’autoriser des cycles, des baisses de régimes, des phases de repos, etc). J’y crois, comme je crois que l’enthousiasme fait une bonne partie des compétences. Il ne faut pas tant s’occuper des personnes que du cadre, de ne pas s’occuper de conduire l’énergie, la dynamique, que de la libérer et la laisser prendre la forme qu’elle veut, comme le cristal, comme la termitière.

Petites victoires

Cycles

Storytelling

Émotion

Dans ce monde qui se rêvait cartésien pour le confort de l’esprit —- « Je pense donc je suis, ouf »—- l’irruption de l’émotion est un ennui. Elle passe pour quelque chose d’irrationnel. Mais pourquoi la nier ? Depuis 30 années elle revient sur le devant de la scène (psychologie évolutionniste, « erreur de Descartes », Damasio, etc.). Aucune de nos décisions importantes n’est prise sans émotion. Dans ce monde complexe il faut allier raisonnement mathématique, et instinct ou intuition, le fruit de notre vie et de celles de nos ancêtres.

D’ailleurs personne n’en ignore la réalité quand il s’agit de faire des grands choix de vie : choisir un compagnon/compagne, choisir sa voie, etc.

Si donc cet aspect émotionnel, intuitif, instinctif, prend une si grande part dans notre vie, nul doute qu’il est la clef dans notre façon de changer, d’appréhender une nouvelle façon de faire, de penser. L’image utilisée par les frères Heath dans leur livre « Switch1 » (le titre est évocateur) n’indique pas autre chose : c’est le conducteur d’éléphant indien, et son éléphant. Le conducteur est la face cartésienne, raisonnante, du duo, mais elle ne peut aller nulle part sans l’adhésion de la partie plus sauvage qu’est l’éléphant. Pour amener l’éléphant, il faut le séduire, lui montrer des passages évidents, rendre aussi visibles les voies sans issue. Ignorer que sans l’accord de l’éléphant nous n’irons nulle part c’est échouer d’avance. Dans toutes conduites du changement, il faut ainsi autant jouer sur la raison que sur les émotions.

Jouer sur les émotions, c’est l’effroi. La manipulation au plus haut point. Mais déjà en disant cela vous confirmez l’importance de l’émotion, et notre faiblesse devant sa gestion. Frank me rappelle la (//TODO Frank ? :) ) de Naomi Klein, la lecture de “thinking fast and slow” de Daniel Kahneman2, ou même le “traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens”3 dépriment sur notre asservissement aux biais cognitifs. Je ne peux pas vous dire autre chose, il me semble que comme chaque découverte, on peut en faire bon comme mauvais usage. Mais je ne pense pas qu’une véritable conduite du changement personnelle ou organisationnelle se déroulera sans émotion.

Rappelez-vous vos changements de croyances, d’idéaux, de principes, ne sont-ils pas produits avec un afflux émotionnel ? Comme une énergie rendue disponible pour une autre voie, une catastrophe pour reprendre Thom. Comme le rire, qui se produit, par exemple dans les sketches absurdes de Monty Python, quand on a emmagasiné de l’énergie (en nous projetant, on retrouve ici encore le storytelling, les neurones miroir) et qu’elle débouche sur une absurdité, elle se déverse par le rire, seul issue pour cet afflux d’énergie.

Pensez aussi comme me le rappelle Oana, aux ruptures soudaines avec certains de vos proches, une barrière a été franchie, un comportement jugé hors des frontières du possible. On assèche immédiatement toutes communications. Il n’y aura plus aucune énergie qui ira dans ce sens. Ce changement est très rapide, très violent, très soudain, et souvent définitif. Et pourtant on parle d’un ami proche. La rupture, le changement, la catastrophe (Thom encore) est à la hauteur de l’énergie présente, celle associée à un ami proche.

En écho du discours de Switch des frères Heath, la raison indique la voie, mais c’est le flux d’énergie émotionnel qui va nous pousser à avancer dans ce sens. Comme dans un jeu d’irrigation, le changement paradigme de pensée est comme une rivière détournée. Il faut donc savoir, à l’instar du rire, permettre cet afflux d’émotion et lui donner l’occasion de s’orienter différemment. Là aussi on pourra y voir le visage d’une manipulation je ne peux rien vous dire contre cela. Comme toujours cela dépend de l’intention que l’on met dans nos actes. Chaque chose peut être utilisée à bon ou mauvais escient. J’espère les utiliser à bon escient. On pourrait prendre deux exemples : la transformation de Unilever durant les années 90 racontée dans “To the desert and back” de Philip Mirvis4, et les Open Agile Adoption de Dan Mezick.

Des évènements à charge émotionnelle

Quand Mirvis nous conte l’histoire de la transformation d’Unilever, il analyse a posteriori que celle-ci a été rendue possible par des moments clefs qui ont permis des bascules significatives. Chacune de ces bascules ayant bien souvent été cristallisées par des évènements hors du commun (dans le désert, dans les Ardennes, etc.) avec des mises en scènes artistiques, et qui apparaissent symboliques a posteriori même si elles n’étaient pas nécessairement voulues au départ. Cristallisées ou plutôt rendues possibles par ces évènements qui ont mis en disponibilité cette émotion propice à générer des déclics, des épiphanies, des bascules dans les modes de pensée. Bien souvent ces évènements ont été amplifiés par une approche artistique, de véritables mises en scène. C’est bien le sens du mot sensibiliser.

Cela permet de mieux comprendre qu’il se déroule quelque chose. On peut être pour ou contre, selon le degré d’orchestration, que l’on rapprochera ou non, de celui de manipulation. La meilleure de se prémunir c’est d’annoncer ce que l’on cherche à faire, pourquoi on le fait ainsi et de laisser les personnes libres de participer.

A l’instar du conteneur permettant l’émergence dans les environnements complexes, il faut peut-être mieux proposer un espace sécurisé dans lequel l’émotion pourra se déverser, que d’orchestrer trop sa mise en scène.

Un espace sécurisé, bienveillant

C’est cette liberté de participer que l’on retrouve dans les Open Agile Adoption proposés par Dan Mezick (qu’il nomme désormais OpenSpace Agility5). Sur invitation, on va poser un cadre propice à un espace sécurisé. Et c’est cet espace sécurisé qui pourra permettre l’émergence de l’émotion. Elle-même étant l’énergie qui transforme.

Quand Olaf Lewitz parle protection, de bienveillance et de vulnérabilité il décrit typiquement ce type de cadre : un espace protégé propice à l’émotion. Un moment sensible. Pour avoir vécu un certains nombres d’open agile adoption (j’ai pu croiser et tisser des liens d’amitié avec Dan Mezick au tout début de sa proposition), il est surprenant d’observer comme cette émotion ne demande qu’à émerger.

Homéostasie

Résilience

Schémas propagation


  1. Chip & Dan Heath, “Switch : How to Change Things When Change Is Hard” ↩︎

  2. “Thinking, fast and slow”, Daniel Kahneman ↩︎

  3. “Petit traité de manipulation à l’usage des gens honnêtes”, Robert-Vincent Joule ↩︎

  4. “To the desert and back : The Story of One of the Most Dramatic Business Transformations on Record”, Philip H. Mirvis ↩︎

  5. OpenSpace Agillity : http://openspaceagility.com/ ↩︎