Organisme public et entreprise libérée ?
En 2017 j’ai été contacté par la CPAM Loire-Atlantique pour une journée de réflexion et de présentation sur les formes modernes du management. Je faisais partie d’un programme déclenché un an plus tôt, bien plus global, bien plus vaste. Et de-ci, de-là, au fil des ans, la CPAM, son directeur notamment, me rappelait, pour un regard croisé, des propositions. En 2022 notamment avec le déclenchement de cercles sociocratiques (dont on me dit qu’ils sont un succès “on se demandait si les managers devaient participer, mais on y prend tellement de décisions qu’ils doivent y participer !” – par exemple). J’ai rapidement vu aux côtés de ce directeur que Agnès Bellorgey prenait une place importante, et comprenait très bien tout ce qui se passait, notamment grâce à son sourire en coin goguenard qu’elle m’adressait lors de certaines réunions ou interventions.
Ce mois j’ai pu participer avec l’invitation de Agnès à un événement dans la suite de ce long programme qui s’avère un succès. Je suis très touché en tant que citoyen de voir que nos services publics donnent l’exemple dans un domaine pas facile, celui des formes de l’entreprise moderne. Et je souhaitais donner la parole à Agnès.
Agnès Bellorgey, manager à la CPAM de la Loire-Atlantique, depuis 2005, est actuellement manager Communication Innovation Projets. Elle se présente :
Après des années de réflexion et d’expérimentations sur le management, j’ai été l’un des moteurs de la transformation de la CPAM 44 vers une entreprise basée sur la confiance, la responsabilité et l’innovation. En charge également de l’accompagnement individuel et collectif des 80 managers de la CPAM sur les évolutions de posture, je suis toujours engagée dans l’amélioration du travail au quotidien pour un service public adapté aux changements de la société.
PABLO : Agnès, nous nous sommes croisés il y a peu de temps pour un événement, lequel ?
AGNÈS : C’était une rencontre interorganisme de sécurité sociale dont l’objet était de faire le point sur nos démarches de transformation interne et de, pas de se comparer, mais en tout cas de se confronter les uns les autres, de se laisser surprendre par ce qui avait fonctionné chez les uns et pas du tout chez les autres, et pourquoi pas donner un nouveau souffle à chacun et chacune sur ces transformations.
P : J’ai envie de dire qu’il me manque un élément là, c’est des transformations particulières ?
A : Oui, ce sont les transformations qu’on peut appeler, qui portent différents noms selon les personnes qui les portent, entreprises responsabilisantes, entreprises libérées, ou simplement transformation managériale, mais parfois transformation managériale, ça me semble un peu réducteur.
P : Pourquoi c’est compliqué de donner un nom à ce type de mouvement de management ou d’organisation ?
A : C’est compliqué parce que ça a parfois été conceptualisé de manière très affirmée dans certains ouvrages et puis avec un peu des procédures ou un peu des façons de faire très marquées. Et donc, finalement, nos réalités ne correspondent pas forcément à ces dénominations en entreprise libérée. Et c’est aussi compliqué parce que l’affirmer, qu’on est par exemple une entreprise responsabilisante, ça voudrait aussi dire que sur l’ensemble de nos secteurs, sur l’ensemble des relations, sur l’ensemble des personnes qui y travaillent, tout est fait, acté et parfait. Or ça n’est jamais le cas.
P : Tu ne veux pas te faire enfermer dans une étiquette parce que tu n’embarques pas tout.
A : On n’a jamais voulu ça.
P : D’accord, dès le début, vous ne l’avez pas découvert en faisant ça, c’est dès le début ?
A : Dès le début, alors il y avait une réticence chez le dirigeant porteur de la démarche de ne pas se nommer entreprise libérée, tout simplement par rapport au concept, voilà, en quoi on ne serait pas libéré de faire déjà comme on fait d’habitude, on ne serait pas libre même de faire comme on fait actuellement. Et puis au fur et à mesure, ça a été accepté. Mais il y a encore quand même beaucoup de tabous et encore beaucoup d’écrits sarcastiques sur l’entreprise libérée égale baby-foot plus chief happiness officer ou ce genre de choses et on voulait se prémunir de ce genre de raccourcis aussi.
P : Là tu parles d’une personne qui a été à l’initiative, au début ce n’est pas du hasard, c’est le grand chef, on va dire, ou la grande cheffe.
A : Oui.
P : dans les organismes, dans tous vos organismes, sécurité sociale, comment tu les appelles ? Caisse d’assurance maladie ?
A : Il n’y a pas que des caisses d’assurance maladie parce qu’on a pu voir qu’il y avait aussi les CAF, la Caisse Nationale des Industries électriques et gazières, mais en fait oui c’est ça, c’est les caisses de sécurité sociale.
P : Donc ça se déclenche avec une personne à la tête d’une hiérarchie classique qui veut que ça change. C’est ça tout le temps ?
A : Oui, tout le temps. C’est un dirigeant, toujours le directeur ou la directrice générale qui porte, en tout cas qui initie a minima la réflexion et qui embarque ou pas une équipe, un codir, en tout cas qui…
P : Et là, ça fait combien de temps pour donner un peu des…
A : Nous, c’est 2016.
P : 2016, ok, donc ça fait huit ans. Et c’est combien de personnes ?
A : Nous, on est mille, quelque chose près.
P : D’accord, et les mille, parce que là, tu disais tout à l’heure, on ne peut pas non plus mettre d’étiquette parce qu’embrasser dans sa globalité l’organisation, ce serait peut-être un peu péremptoire. Donc, est-ce que sur les mille, on peut dire que les mille ont eu de près ou de loin quand même un contact ou un contact fort avec ces nouvelles façons de faire ?
A : Oui, ça c’est sûr que les mille, a fortiori en huit ans, ont été au courant de pourquoi la démarche, de c’est quoi la démarche, je dirais ça c’est vraiment le minima, et encore je crois qu’on peut même aller jusqu’à l’ensemble des managers formés dans un parcours spécifique lié à cette transformation, le codir également, beaucoup, je ne sais pas, je pourrais donner de l’ordre de au moins 400 collaborateurs ont fait partie de groupes de travail ou en tout cas d’instances collaboratives et l’ensemble des salariés, par exemple, participent aux élections sans candidat, enfin voilà, à tout un tas de mesures ou de nouvelles pratiques qui sont issues de ces transformations.
P : Et j’imagine qu’il y a d’autres personnes comme moi qui sont curieuses de se dire, qui d’abord voient ça d’un œil très positif que ça arrive depuis déjà longtemps dans le service public. Et donc là tu citais dans cette journée il y a eu pas mal d’organismes de différents types. C’est une enveloppe de combien de personnes tout ça tu imagines dans ton domaine ? Tu te rends compte de l’enveloppe ou pas ? Non c’est trop vaste comme question ?
A : C’est difficile, on a des organismes qui ont quand même de tailles différentes, mais en tout cas si on prend la CPAM du Rhône, la CPAM des Yvelines, la Carsat Bretagne, la CAF de Toulon, enfin du Var, voilà. Je pense qu’il y a bien 10 000 personnes qui, près ou de loin dans nos organismes, ont au moins entendu parler de démarches et ont changé leur pratique depuis un certain nombre d’années.
P : Alors si je reviens à la CPAM Nord Atlantique, j’ai l’impression, tu me dis si je me plante dans ce que je vois, c’est toi qui incarnes. Aujourd’hui c’est ton poste qui incarne ce mouvement. Tu ne le fais pas seul, il y a plein de monde autour de toi, naturellement, par essence, par définition, mais c’est toi qui l’incarnes, je ne me plante pas ?
A : Je ne suis pas forcément la mieux placée pour le dire, mais en tout cas, oui, on a pu m’en faire le retour et effectivement, je peux l’entendre, oui.
P : Je pose cette question pour savoir où est-ce que tu étais au moment où la personne, ce directeur, a dit je voudrais qu’on déclenche ça. À quel endroit tu étais et qu’est-ce que tu percevais de cet endroit-là au moment où c’est arrivé ?
A: J’avais une fonction, j’étais responsable du service frais de santé qui rembourse les frais de santé des assurés. C’est un gros secteur puisque c’est un peu le cœur de notre activité. On était 120 à l’époque et donc j’étais responsable de ce secteur-là. Et donc, faisant partie du, on va dire, du top management, je participais aux séminaires, enfin, à des séminaires direction, c’était des rencontres ponctuelles avec ces managers et il nous a fait part de cette intention. Mais parallèlement, on avait commencé un projet d’entreprise participatif où on avait cinq axes à l’époque de travail qui étaient “mieux travailler ensemble”, “mieux vivre l’entreprise”. Et moi j’étais pilote de l’axe “mieux vivre l’entreprise”. Et je m’étais renseignée, je m’étais inspirée, c’était à un moment de la sortie du film Le Bonheur en Travail de Martin Meissonnier (NdA : dans la bande son Agnès dit “Philippe”, mais c’est bien “Martin”). Du coup, ça avait un peu résonné.
P : Et qu’est-ce qui fait que tu t’étais mis en mouvement, entre guillemets, tu étais probablement en mouvement avant, mais qu’est-ce qui fait que tu commences à regarder dans cette direction ? Qu’est-ce qui provoquait cette recherche ?
A : Pour moi ou par rapport aux échanges avec les acteurs ?
P : Pour toi, le fait que tu étais dans le comité de direction et tu étais dans cette partie pilote moteur, donc tu avais une envie. Ou un désir ou un besoin.
A : Tout simplement, c’est que ce que j’entendais dans les expériences du film de Meissonnier ou dans les écrits d’Isaac Getz ou autres choses, je me disais enfin, je vais pouvoir être le manager que je veux être et pas celui que me donnait la formation comment dire, des formations classiques, l’image classique, avec le contrôle.
P :Et maintenant, huit ans après ?
A: Ça correspondait à mes valeurs en fait. Voilà. Et à ce que je voulais être. Au-delà de mes valeurs, c’était aussi comment moi je souhaitais vivre le management, mais pas que moi en tant que manager, mais que je souhaitais que mes équipes vivent le management. Ça correspondait à ça.
P : C’est le contexte global. Et maintenant qu’on est huit ans après, est-ce que tu peux dire qu’entre ce que tu imaginais, c’est quoi les écarts symptomatiques ou symboliques, je ne sais pas comment dire, entre ce que tu projetais ? Alors peut-être d’abord une autre question, est-ce que tu es le manager que tu as envie d’être aujourd’hui ?
A : Oui.
P : Est-ce qu’il a la forme que tu imaginais qu’il avait ou est-ce qu’il y a des écarts par rapport à la projection que tu avais à l’époque ?
A : Il n’y a pas tant d’écarts en ce qui me concerne et comment je le fais. Après, c’est parce que, sans doute, je prends cette liberté d’être… En tout cas, si je parle pour moi, il y a peu d’écarts. Mais si je parle à l’échelle de l’entreprise et de l’ensemble des managers, c’est que tous les managers n’ont pas forcément la volonté d’être ces managers-là.
P : Oui, d’accord, ils ne se retrouvent pas tous dans cette projection-là. Ok, alors je repose ma question différemment. Est-ce que tu as eu des surprises par rapport à ce que tu imaginais dans ce cheminement ? ….Non, ton visage ?
A : Personnel ?
P : Oui, personnel. Je pense que je vais faire un enregistrement audio donc on ne va pas voir ton visage, mais ton visage montre que tu cherches et que ce n’est pas flagrant.
A : Non, je ne sais pas si c’est des surprises, mais en tout cas des… comment dire… je n’avais pas forcément tant imaginé que la nécessité de poser le cadre de manière très explicite pour créer cet espace de liberté et de responsabilité. C’est-à-dire que je m’imagine, j’ai une croyance en la responsabilité et l’esprit d’initiative et la maturité même. J’ai toujours refusé le discours d’autres managers qui me disaient oui, mais mon équipe n’est pas mature. Moi je pense que tous les gens qui sont là sont adultes et à partir du moment où ils sont adultes et qu’ils font tout ce qu’ils font à l’extérieur de l’entreprise et qu’ils… Ils sont matures pour le faire. Et ça, je ne le remets pas en cause. Pour autant, j’ai bien identifié la nécessité de toujours poser ce cadre et même d’y revenir, d’être très rigoureux dans l’explicitation du cadre pour générer la confiance, la responsabilité, la prise d’initiative et donc la liberté.
P : Je veux revenir à l’événement dont on parlait. C’est quoi les enseignements, si tu peux nous en parler, si ce n’est pas confidentiel, c’est quoi les enseignements, les deux ou trois enseignements majeurs qu’on pourrait retirer de tous ces organismes publics qui se sont lancés dans cette aventure ?
A : J’ai plutôt des questions que je me pose, c’est : est-il vraiment nécessaire d’annoncer ce type de démarche explicitement, d’en faire une communication spécifique, ou plutôt de le faire en disant un peu de manière empirique. Certains ont envie d’essayer, essayez, tiens ça, ça devient, c’est quelque chose qui fonctionne. On va l’élargir et tout ça, mais sans grandes annonces. Et je pense que…
P : C’est un premier constat que tu fais de quelque chose qui a l’air de, c’est ça que tu nous dis, qui a l’air de plus fonctionner.
A : Plus fonctionner que peut-être ce que l’on a fait, les autres enseignements…
P : Sachant que tu es devenue, je ne sais pas comment on dit, directrice ou manager de la communication aujourd’hui.
A : Manager. Je suis sur la communication. Oui, voilà. Non, mais tout à fait. Justement, c’est ça, c’est qu’on a passé peut-être, en tout cas, les cinq dernières années, je mets en parenthèse la période Covid, voilà, mais on a passé nos années à essayer de donner à voir le bienfait de cette démarche, à donner à voir les bénéfices, à trouver des moyens de communiquer, alors toutes sortes de moyens de communiquer. Et à l’arrivée, finalement, les gens dans les équipes intègrent des façons de fonctionner et ne reviendraient pas en arrière. Mais pas grâce à notre communication, grâce au quotidien et à la façon dont ils fonctionnent et sur laquelle ils ne reviendraient pas tout simplement. Et donc, il n’y a pas forcément besoin de faire de la com, des affiches, des supports, des vidéos. C’est le quotidien qui change les gens.
P : On va l’arrêter là-dessus, j’ai forcément plein d’autres questions qui arrivent, je te demande pas d’y répondre là on fera une autre séance,mais ne serait-ce que celle de se dire, mais vous ne l’avez pas vécu encore, on l’avait évoqué si ça se casse la figure, vu que les gens ne peuvent plus travailler autrement, si je t’écoute et je le crois aussi, qu’est-ce qu’il se passe ? C’est intéressant d’aborder une prochaine fois, vous avez de la mobilité et l’impact de la mobilité, en positif en négatif.
A : Mais en tout cas, quand je dis il ne vaut mieux pas communiquer, ce n’est pas forcément ne pas être explicite sur ce que l’on fait. Ce n’est pas la même chose.
P : Oui, mais si ce n’est pas la cible. Ne pas en faire l’étendard, ne pas en faire la cible. Oui, oui, j’entends.
A : Oui, c’est ça, Il n’y a pas besoin de logos, il n’y a pas besoin de machins. Mais en tout cas, être explicite sur ce que l’on fait, c’est ça aussi qui permet la pérennité et la suite. Je pense que là, nous, notre besoin et notre suite, c’est vraiment ça. Sauf que moi, je dois intervenir au codir début janvier. Il faut qu’il y ait une feuille de route à la poursuite de la transformation. Il faut qu’elle soit explicite, auprès a minima des 80 managers.
P : Et ça réouvre la question de c’est quoi la cible ? C’est la transformation ou c’est autre chose ? Ou c’est la satisfaction de l’assuré, etc.
A : C’est les deux. On ne lâche pas l’affaire.
P : Oui, mais tu pourrais dire que la transformation est le moyen de la satisfaction de l’assuré.
A : Oui, après moi je me dis toujours que la façon dont on fait les choses reflète ce que l’on veut faire.
P Oui, d’accord, donc tu dis…
A: Est-ce qu’on peut faire de la satisfaction assurée ?
P : Mes pratiques vont générer… Ok.
A : Et on peut faire de la satisfaction assurée en revenant à la carotte et au bâton.
P : J’enregistre toujours, tu sais.
A : Sincèrement, alors là, vraiment, je pense que… voilà quoi.
P : D’accord, là, ça nous différencie parce que je pense que dans le… On peut avoir des résultats avec la carotte et le bâton, pour reprendre ton expression, mais on n’aura jamais d’aussi bons résultats que si c’est…
A : Je suis d’accord,
P : Donc on est d’accord.
A : Je suis d’accord, mais nous voilà, comment dire, payer les assurés dans les délais, et faire de la lutte contre la fraude, on peut le faire sans se poser de questions, alors je pense que c’est une erreur et que ça ne correspond pas à la société et que plein de choses et là on peut repenser aux mobilités, mais en tout cas on peut le faire “à l’ancienne”.
P : On peut le faire à l’ancienne, mais on aura quand même de moins bons résultats que si à mon avis, c’est ça que j’essaie de te dire et je pense que tu es d’accord. On aura quand même de moins beaux résultats que si on est avec des équipes qui ont envie, qui ont une responsabilisation, qui sont autonomes.
A : On est d’accord. Oui, oui, oui. Justement, il y a des tas et des tas d’organismes qui le font encore comme ça. Voilà, quand même.
P : En tout cas, merci beaucoup pour cette conversation, parce qu’après je vais essayer de la faire speech to text, peut-être que je vais mettre la bande audio, on verra bien.
J’ai donc fait un speech to text avec Transcribe qui m’offrait 30mn gratuite et qui a remarquablement bien marché.
Le petit mp3 est sur mon petit raspberry à la maison, espérons qu’il tienne, ceux qui veulent un ddos : voilà la cible