De la valeur désormais

Dans les mois à venir, je vais orienter mon action pour essayer, à mon niveau, de redonner ses lettres de noblesse à l’agilité, trop souvent sabotées ces dernières années. On m’a dit que l’agilité avait “la gueule de bois”, j’ai trouvé l’expression parfaite. Il est temps de lui donner un bon café, voire un kebab.

Pour “redonner ses lettres de noblesse” à l’agilité nous ne ne ferons pas l’économie de revenir à l’essentiel, aux principes, au “pourquoi” de ces approches et aux bénéfices que l’on en attend. Mais, aujourd’hui, en 2023, impossible non plus de ne pas y adosser une attention encore plus essentielle aux dommages que nous provoquons vis-à-vis des limites planétaires et du danger que cela fait courir à notre espèce.

Si on interroge l’agilité face à ce péril, plusieurs choses nous viennent à l’esprit. On comprend vite tout l’intérêt que la pensée dominante, que je résumerais au mot “capitalisme”, a à tirer d’une approche qui maximise la valeur et minimise l’effort. Et on comprend vite que c’est cette recherche boulimique de valeur qui nous dirige droit dans le mur.

Aujourd’hui je fixe mon attention sur deux sujets : les dérives de l’itératif et de l’incrémental, l’intention dans la valeur.

Les dérives de l’itératif et incrémental

En soi, aucun méfait direct lié à l’itératif et l’incrémental, le monde n’est pas entré dans une nouvelle phase, et les principes agiles qui font la promotion de l’itératif et l’incrémental demeurent de bons principes (d’où aussi l’envie et le besoin de redorer la blason de l’agilité). Cependant il nous faut être vigilants. C’est aussi grâce à l’itératif et l’incrémental que l’on optimise aux petits oignons nos produits numériques quand ils sont bien conçus. Et c’est grâce à cela que l’on capture complètement l’attention des utilisateurs. Chaque click est observé, scruté, et l’interface avec l’utilisateur adapté pour le capturer entièrement. On franchit une barrière que l’on ne devrait pas franchir. La “capture de l’attention” en dehors de ne pas être éthique – ce qui devrait suffire – est la source de problèmes bien plus importants qu’on ne l’imagine : psychiques, physiques, sociaux.

Le cahier du Centre national du numérique “Votre attention s’il vous plait” est éloquent à ce sujet (janvier 2022). Et le cahier innovation et perspective de la CNIL “La forme des choix” (janvier 2019) pointe le développement agile :

Certaines décisions des plateformes, notamment celles liées à la manière de concevoir et présenter des interfaces, sont largement inspirées et influencées par les réactions des utilisateurs et leurs façons de prendre en main les outils qui leur sont proposés. Ainsi, le mur de Facebook n’était au départ qu’une fonctionnalité très limitée, il fallait aller sur la page d’un utilisateur pour visualiser son mur, ça n’est qu’en 2011 que la fonctionnalité « fil d’information » a été introduite. C’est parce que les utilisateurs ont interagi, détourné et joué avec, que le mur a évolué. De même, le fameux hashtag de Twitter a été inventé par des utilisateurs et non par l’entre- prise qui s’est contentée de surfer intelligemment sur cette création. Ce développement par tâtonnements est facilité par la possibilité de mettre en œuvre des expérimentations grandeur nature sur un large vivier de cobayes-utilisateurs. L’accès à des panels captifs a permis à Google de tester 40 nuances de bleu différentes pour ses liens hypertextes, ou encore à la plateforme de rencontres OkCupid de mesurer l’influence réelle de son « pourcentage de match » en faisant croire à des membres qu’ils étaient très compatibles alors qu’ils n’avaient pas grand-chose en commun...

Il se pourrait que l’on se serve aussi des approches agiles pour masquer son incompétence ou ses manipulations

(...) les réalités des modes de développement de ces services, qui, basés sur des techniques souvent expérimentales, révèlent fréquemment leur faillibilité. Il arrive que, prétendant qu’elles ne savent pas très bien ce qu’elles font ni pourquoi, les grandes plateformes se disent aussi incapables d’expliquer les raisons pour lesquelles les choses fonctionnent ou ne fonctionnent pas comme prévu...
En tous cas c’est que j’y lis ici.

Donc oui l’itératif et à l’incrémental pour fabriquer des solutions fiables et innovantes. Non pour que cela permette de capturer chacun de nos actes ou de nos pensées. Je vous parle donc bien ici de dérives.

S’interroger (encore) sur la valeur

“Qu’est-ce que la valeur” est une question que nous ne cessons de nous poser. Mais maximiser la valeur semble désormais une erreur dans un monde où la surexploitation des ressources nous explose à la figure. J’avais proposé en 2022 d’utiliser l’expression Produit Maximum Tolérable, je ne désespère pas de l’entendre se répandre.

L’orientation que je nous propose d’intégrer à nos réflexions concerne la résilience plutôt que l’optimisation.

Sujet récurrent qui m’est encore venu à l’esprit grâce à l’indispensable (je pèse mes mots) présentation de Arthur Keller à Central Supelec en 2021 (merci encore, Guillaume Forestier pour le pointeur). L’idée étant au lieu d’optimiser, d’aiguiser, de maximiser, de saturer, de surexploiter, on essaye plutôt la résilience, c’est-à-dire la capacité à pouvoir toujours se retrouver sur ses pattes, surmonter, et donc cette résilience en appel non pas à une amplification, mais à une diversification. Il y a un chemin de agile fluency qui est celui de la résilience versus le focus valeur, ou l’optimisation, ou la fluidification de l’appareil de production.

On ne peut pas aujourd’hui demander à la très grande majorité des entreprises et des organisations de stopper toute recherche de la valeur. Mais nous devons les orienter vers une stratégie de diversification qui mène à la résilience plutôt que vers l’optimisation.

Aujourd’hui personne ne veut entendre parler de limiter la capture de l’attention, ou de ne pas optimiser. Il va falloir pourtant s’y résoudre, de gré ou de force. Ainsi j’encourage les innovateurs, les leaders, à montrer l’exemple.