Le problème de la bienveillance

Dans les années 1880, Nietzsche écrit “La généalogie de la morale” (1887). Dans ces ouvrages (il y a une série “Par delà le bien et le mal”, “Généalogie de la morale”), il recherche un renversement des valeurs. Il s’attaque à l’opposition du bien et du mal, du bon et du méchant. Il ramène cette généalogie à proprement parler à une opposition historique de classe, de groupes de pouvoir. Étymologiquement explique-t-il le “bon” est dans de nombreuses langues, le noble, le guerrier, le maître. Celui qui dominait, qui combattait, qui jouissait, le fort. Celui qui ne se posait pas de question sur le bien et le mal, le bon et le méchant, car ce n’était pas son sujet, ce n’était pas un sujet, lui, il vivait. C’est par opposition l’opprimé qui a créé cette définition. Pour Nietzsche, au faible il ne restait que cette faiblesse. Et le faible, l’opprimé, le non-noble, le non-fort, celui qui ne jouissait pas de la vie, a essayé au fil des ans de transformer cette faiblesse en force. Il s’est décrété le bon, car pour lui c’était le sujet. Et de sa faiblesse il a essayé d’en faire une force. Qu’il ne puisse pas jouir de la vie il a appelé cela patience par exemple, que le faible, le non-noble, soit légion vis-à-vis du noble, et comme il subissait, il a fait de la solidarité, de la bienveillance, entre les personnes des vertus. Vertus qui ne viennent même pas à l’esprit du noble, du guerrier, du fort, car cela ne le concerne pas. Ainsi Nietzsche explique une inversion des valeurs : le “bon” à l’origine, le chevalier, le guerrier, le noble, le fort, le chef de la horde, est devenu le méchant aux yeux des non-nobles, des non-guerriers, des non-forts, des non-chefs. Le “méchant” est l’opposé de celui qui se pense “bon”. Et dans le récit de Nietzsche c’est bien historiquement les faibles qui ont gagné, et donc les “bons” sont devenus historiquement les non-forts, les non-chevaliers, les non-guerriers, les non-chefs de horde. Et les vertus qu’ils s’octroyaient sont devenues des valeurs plus répandues (la patience, la bienveillance, la solidarité, etc.). “Vertus” qui n’en ont que le nom puisqu’elles ont été définies en réaction, et qu’elles ont été créées avec la seule matière disponible du faible aux yeux de Nietzsche. Cette inversion des valeurs m’apparaît passionnante, car elle ramène la complexité à tous les niveaux. Même dans les vertus dont certains se drapent beaucoup aujourd’hui (solidarité, bienveillance), il y a un combat, une lutte. Dans chacune de ces vertus – solidarité, bienveillance – se cache une lame, une arme.

À peu près cent années plus tard, Clare Graves décrit une grille de lecture de nos civilisations qu’il appelle la spirale dynamique. Cette grille de lecture n’est qu’un modèle, mais les années ont montré qu’il pouvait être assez utile et qu’il était assez éprouvé. Son objectif est de décrire différents niveaux de civilisation, de comportement, de culture, relatifs à la complexité grandissante de l’environnement dans lequel nous humains évoluons. Par exemple le premier niveau, le beige (pour simplifier la mémorisation, des personnes ont rapidement donné des couleurs pour définir ces niveaux), est celui de la survie, des premières hordes dans la savane. La complexité est faible et les comportements demeurent assez simple : survivre. Quand la complexité du monde évolue : on crée des tribus, des groupes, on va au-delà de survivre, on commence à imaginer, à croire, la culture et les comportements changent, c’est le niveau mauve. Et les niveaux s’enchaînent au fil du développement des civilisations et de la complexification du monde (aujourd’hui avec le niveau de connexion en temps réel, la globalisation du monde, etc., la complexité est bien plus grande qu’au moyen-âge par exemple). Niveau est d’ailleurs un terme mal adapté : il n’y a pas de meilleur “niveau”, tous les “niveaux” décrits par Clare Graves peuvent se retrouver aujourd’hui dans différentes activités. Si je vous parle de la spirale dynamique maintenant c’est que cette bascule des valeurs entre le fort et le faible-qui-décide-de-devenir-le-bon est une belle description d’un changement de civilisation, d’un changement de niveau, du bleu au rouge pour reprendre la terminologie de la spirale dynamique, du guerrier aux prêtres pour reprendre les analogies données par Clare Graves, et qui se trouve être aussi l’analogie faite par Nietzsche, du guerrier au prêtre. Et dans son inversion des valeurs Nietzsche nous rappelle surtout qu’il n’y a pas de niveau et c’est ça l’information importante à mes yeux. Que celui qui se drape de la vertu ne fait que mettre en évidence son appartenance sans réellement avoir peut-être plus de vertu qu’un autre.

Dans “par delà le bien et le mal”, qui est le socle avant “généalogie de la morale”, Nietzsche avait commencé son inversion des valeurs. Avec un courage dont nous manquons souvent il soulignait que du bien naissait parfois des conséquences mauvaises, et que du mal naissait parfois des conséquences bonnes. Il décrivait finalement – à mes yeux – la rupture de cette causalité dont on nous bassine trop souvent : si je fais du bien je générerais du bien. Il nous dit : d’une part la notion de bien et de mal, de bon et de méchant, n’est qu’une perspective, et d’autre part, avec une approche que je pourrais décrire de systémique : que faire le bien localement n’induit pas faire du bien globalement, et vice-versa. On adresse alors à Nietzsche une critique : si donc rien n’est clair, rien ne compte, je ne suis responsable de rien.

Ma compréhension sur ce dernier point, et je l’associe avec le soin caractérisé que j’observe chez ma superviseuse (coaching) à rappeler le cadre, le cadre, le cadre, est que nous sortons d’une cause à effet classique, et qu’il faut constamment accompagner nos actions au fil de l’eau au delà de l’action, par une conscience. Si du “bien” peut surgir le “mal”, pour ce prémunir il faut constamment accompagner ce “bien” : par vos principes, par vos convictions, et pas seulement par vos actes. C’est quelque chose que l’on accompagne, pas que l’on fait. En tous cas, je lis aujourd’hui encore plus qu’hier cette importance du cadre par la faculté incroyable des choses à dévier.

Un aparté, il y a un paradoxe passionnant à observer. Si tel est le cas, je ne vois pas pourquoi quelque chose comme SAFe (pour ceux qui ne connaissent pas : une imposture vendue aux organisations dans le monde “agile” dans lequel j’évolue) qui est un “mal” ne deviendrait pas un “bien”. C’est là que je fais intervenir les convictions, les principes, et non juste le suivi des actes qui sont demandés par cette doctrine comme des mantras à ses zélotes. Et dès lors que vous accompagnez cela de principes, et de convictions, le château de cartes SAFe s’effondre pour laisser place à quelque chose de vraiment consistant (et qui existait par ailleurs déjà, SAFe n’étant qu’une mascarade (qui masque)).

Si je reviens à la spirale dynamique. Elle se caractérise par une alternance de niveau de civilisation face à la complexité qui met en évidence soit une approche individuelle, soit une approche de groupe. On passe d’un niveau à l’autre en s’opposant au précédent comme finalement le racontait Nietzsche sur le “bon” et le “méchant”. Et on alterne des dynamiques individuelles et de groupes.

Le niveau qui caractérise la bienveillance aujourd’hui est le vert, c’est le niveau de la communauté, de l’entraide, de l’appartenance. C’est un niveau de groupe comme vous l’avez compris. Et peut-être d’après les recherches de Clare Graves, le dernier. Car le suivant (le jaune) nous ferait passer dans une nouvelle étape où l’individu et le groupe seraient moins en opposition. Où ces oppositions s’estomperaient. Où il y aurait une conscience plus développée qui nous permettrait de prendre plus de hauteur pour s’extraire de ces oppositions. Cela ferait de la bienveillance le dernier grand problème de nos relations. Paradoxalement la dernière grande arme, lame, d’opposition entre différents groupes. La bienveillance dernière tactique pour différentier un “bien” et un “mal”, un “bon” et un “méchant”, et finalement opposer les personnes, les groupes.

La conclusion de mon propos ? Que toute la complexité dont nous nous targuons pour expliquer notre approche du monde et des organisations, que nous nous l’approprions aussi pour comprendre nos postures, et nos vertus avec courage et lucidité (le courage est peut-être le plus grand enseignement de Nietzsche).