Les entreprises qui vont faire la différence responsabiliseront les gens

Septembre 2017 je suis interviewé dans un petit café de Paris par Julie Albet. Je viens de retrouver l’entretien. Le voici.

Septembre 2017

PABLO PERNOT : « Les entreprises qui vont faire la différence responsabiliseront les gens »

Coach agile, expert de l’accompagnement organisationnel, agent provocateur… Pablo Pernot est tout cela à la fois. Pour ses clients, il mène des actions autour de la conduite du changement, de l’agilité et de la transformation d’organisations. Il nous parle de feedback, de droit à l’erreur et des différentes méthodes agiles.

JULIE ALBET : Quelles sont les bases de la pensée agile ?

PABLO PERNOT : Quand je démarre un accompagnement dit « agile », il faut très vite s’aligner sur ce que cela veut dire. Les gens bougent leurs chaises, ils vous disent qu’ils sont agiles aujourd’hui ! C’est un mot tellement facile à attraper qu’il a été vidé de son sens. À l’origine, l’agilité correspondait à un savoir-faire pour les équipes informatiques. Cela s’est étendu maintenant, mais il faut comprendre que c’est une façon de savoir évoluer dans le monde complexe qui nous entoure. Et la première chose à faire pour se mouvoir dans tant de complexité, c’est donner énormément de responsabilités et d’autonomie aux gens. Leur engagement change alors complètement. Quand on parle de responsabilisation, ça fait toujours très peur aux managers. Or, responsabiliser les gens, cela ne veut pas dire : « Faites ce que vous voulez ! ». C’est plutôt : « Voilà où l’on veut aller, voilà le cadre et les contraintes. » La responsabilisation veut qu’une attention soit portée à la personne qui prend la décision, et implique du lâcher-prise pour le management. Responsabilisation veut aussi dire droit à l’erreur, et donc amélioration continue. Ce sont les bases de la pensée, qu’on trouve dans le manifeste Agile, rédigé en 2001 par 17 anarchistes américains. Ils se sont mis d’accord sur douze principes et quatre valeurs : l’interaction avec les individus plutôt que les outils et les processus, la collaboration plutôt que la négociation, la capacité à réagir au changement plutôt que le suivi d’un plan, et un logiciel qui marche plutôt qu’une description des tâches à effectuer.

JULIE ALBET : Pourquoi le feedback est essentiel dans l’agilité ?

PABLO PERNOT : Si on avance par petits pas et qu’on a le droit de se planter, il faut qu’on s’interroge régulièrement sur ce qui marche ou pas. Le feedback, ce regard sur ce que l’on a fait, devient donc nécessaire. Dans l’une des méthodes agiles les plus connues, Extreme programming (XP), le feedback fait partie des valeurs fortes. On a besoin de savoir constamment où l’on se trouve puisque l’on évolue dans un monde complexe. Il n’y a pas d’a priori, on n’a pas les réponses au départ ! On a un objectif qui fait sens, mais on ne sait pas la forme que ça prendra. Il faut donc du feedback permanent pour analyser la forme qui émerge et valider si elle est conforme à l’objectif à atteindre. Pour que le feedback soit valable, il faut des choses finies, qui aient été conduites jusqu’au bout. Actions et résultats doivent être analysés pour s’adapter au coup d’après. Les gens qui ne croient pas à l’agilité pensent que l’analyse en amont fait gagner du temps, car tout est prévu avant déclenchement. Or, l’agilité fonctionne davantage par zones, on travaille sur des petits ensembles, par étapes. On teste, on apprend, puis on étoffe.

J.B : Une fois qu’on a ces piliers, il y a des méthodes…

P.P : Les méthodes vont s’adapter aux métiers : XP pour les experts techniques, Scrum pour le management de projets Kanban pour la gestion des flux… Ces méthodes ne sont pas exclusives les unes des autres. Dans une entreprise classique qui fait de l’informatique, il peut y avoir de l’XP pour les métiers techniques, du Kanban et du Scrum pour gérer des projets ou des produits… Scrum, par exemple, permet de séquencer un projet, en décrivant les rôles et les responsabilités de chacun. C’est très cadencé, toutes les X semaines, il y a 3 ou 4 types de réunion, où l’on définit les attentes et on attend de la visibilité. Du côté des outils utilisés pour ces méthodes, il y a toujours du management visuel dans l’Agile, et de la facilitation. Un atelier très représentatif de l’agilité, c’est la rétrospective. Toutes les deux semaines, on se réunit pour se dire ce qui s’est bien passé et moins bien passé. On ressort de ce debrief avec un plan d’action pour les 15 jours à venir afin de changer les choses. C’est un atelier d’amélioration continue.

J.B : Qu’est-ce qui ne fonctionne pas avec l’agilité ?

P.P : La grosse erreur avec l’agilité, c’est la répétabilité. Tous ces mouvements ont un lointain parent, le Lean, déployé chez Toyota. Issu du monde industriel, le Lean était répétable parce qu’il y avait de la standardisation. Ce n’est pas le cas en Agile. Dans le monde dans lequel on vit, l’adaptation va primer. Ce n’est pas parce qu’une méthode agile a fonctionné dans une entreprise qu’elle fonctionnera dans une autre. Si tu enlèves Philippe, et que tu mets Jean-Luc, ce n’est pas la même chose qu’il se passe ! Il n’y a pas de répétabilité, car ce ne sont ni les mêmes personnes ni le même contexte. Généralement, on dit que l’agilité fonctionne mieux sur les entreprises en danger, car elles devront oser, essayer. Donc la répétabilité du cadre, oui ; la répétabilité du geste, non. Le cadre peut être reproduit, mais pas en disant aux gens quoi faire dedans. C’est une erreur globale du management.

J.B : Quelles sont les conditions de réussite de l’Agile ?

P.P : Tout se base sur l’invitation en conduite du changement. L’imposition ne marche pas, il faut que les gens aient envie. Comme l’agilité est à la mode, il y en a qui veulent tester, mais fondamentalement, ils n’ont pas envie de changer. Dans ce cas-là, ce n’est pas l’Agile le problème, c’est la conduite du changement. Par ailleurs, je commence toujours la première réunion par de l’alignement : « Vous voulez faire de l’Agile ? Cela veut dire responsabilisation, droit à l’erreur, etc. On est bien tous d’accord ? ». Le top management donne la cible et les contraintes, et invite à se rassembler dans les mois qui suivent pour refaire le point et se redonner une cible. Pour que l’Agile fonctionne, il faut obligatoirement un appui fort du top management. J’ai vécu une aventure où ça marchait très bien, on a vraiment réussi à transformer les choses. C’était dans la partie gestion financière d’une grande entreprise, trois équipes ont utilisé la méthode agile SCRUM pendant six mois. Elle a ensuite été déployée plus largement plusieurs centaines de personnes. Et puis rachat de la boite, changement du top management, effondrement. Les collaborateurs ont connu le retour à la non-confiance et la non-transparence. Tous les talents sont partis, car quelqu’un qui a goûté à la responsabilisation, à l’engagement, il ne revient pas en arrière.

J.B : Est-ce que vous avez des exemples d’entreprises 100% agiles ?

P.P : Je pense que personne n’est capable de citer une transformation agile ayant complètement fonctionné, en France voire dans le monde. Car ça bouge tout le temps, on arrive jamais à un état de réussite à 100%, ou alors sur des tout petits groupes. C’est un organisme vivant une organisation, donc il y a un moment où ça se désagrège quelque part, et puis ça se réagrège, c’est mouvant. Il faut rebâtir constamment, c’est usant ! Je pense donc qu’il n’y a pas une entreprise qui soit 100% agile, pas une. Ce qui fait qu’il est très difficile d’avoir des chiffres sur l’agilité. En revanche, il y a des signes qui ne trompent pas : une équipe agile se verra confier davantage de projets, de plus en plus stratégiques, et recevra souvent des retours très concrets d’utilisateurs (messages de félicitations, taux d’usage en hausse…). Dans tous les cas, le but n’est sûrement pas d’être agile, mais de répondre à la raison d’être de l’entreprise.

J.B : En quoi l’agilité est une réponse aux problématiques du monde actuel ?

P.P : Tout le monde se rend compte que ça craque dans tous les sens, que l’ancien système ne fonctionne plus. On ne sait plus réagir face aux nouveaux marchés, il faut changer, on n’a pas le choix. L’âge moyen de décès des entreprises en 1950, c’était 58 ans. Aujourd’hui, c’est 18 ans ! Des histoires comme la mort de Yahoo vont se reproduire. L’agilité correspond au monde complexe dans lequel on vit donc à approche équivalente, elle aura plus de performance. C’est l’une des réponses clés pour se réorganiser. Et puis les entreprises qui vont faire la différence responsabiliseront les gens. On dit que les entreprises ont trois fois plus de choses à faire que leur capacité. Par conséquent, il faut prioriser par valeur. Si on est capable d’avoir des petits ensembles autonomes qui font du sens, et qu’on est capable de les prioriser par valeur, on obtient ce que les gens cherchent beaucoup dans la promesse de l’agilité, c’est-à-dire la possibilité d’attaquer ou d’apprendre sur son marché, avec une capacité à profiter de la valeur produite tout de suite.