Préface Scrum 4ème édition

Dans deux jours sort la nouvelle édition de “Scrum” de Claude Aubry. Édition pour laquelle Claude m’a fait l’honneur de me demander une préface. Probablement trop de photos compromettantes réalisées lors des “raid agile”. Comme l’avant-propos le confirme, Scrum et l’Agile plus globalement ne cessent d’évoluer. Et comme je le dis dans la préface, Claude est un explorateur. Ce n’est pas donc une nouvelle édition pour une nouvelle édition, mais bien le journal de la mutation constante de nos pratiques.

Voici la préface, j’espère qu’elle vous invitera à acheter le livre :

Préface “Scrum”, de Claude Aubry, 4ème édition

Scrum est un drôle de truc. Une petite chose devenue énorme. Quelques paragraphes qui révolutionnent nos méthodes de travail, voire nos vies. Quelques paragraphes… Initialement, Scrum est une méthode pour réaliser des projets dans des environnements complexes, incertains. Cette petite idée a fait son chemin : elle a détrôné l’aristocratie méthodologique en place (ouste les PMI, CMMi, RUP, etc.). Les géants aux pieds d’argile se sont effondrés. Comme si on avait ouvert une fenêtre dans une pièce fermée depuis bien trop longtemps. Aidé en cela par l’époque, cette époque moderne et incertaine à la concurrence exacerbée où toutes les énergies comptent. J’en connais qui se marrent bien : ils ont soulevé avec Scrum le voile sur tous les petits mensonges de nos organisations.

C’est drôle aussi, le petit poucet est devenu l’ogre. Scrum est comme un trou noir qui avale tout ce qui passe à côté de lui. Le livre de Claude ne parle pas que de Scrum, mais de tout ce que Scrum symbolise et a embarqué avec lui dans sa proposition d’une organisation ou d’un projet agile. Et c’est beaucoup plus que les quelques paragraphes initiaux. Sans complexe Scrum a emprunté là où était la valeur. Dans notre bon sens, dans les autres méthodes agiles, et autour encore quand cela en valait la peine. Extreme programming, c’est comme l’oncle rustre et frustré. Il ronchonne dans son coin, Scrum ne serait qu’un vendu qui aurait oublié certaines de ses valeurs. Extreme programming est ombrageux et exclusif. Mais il oublie que lui et Scrum sont de la même famille, et que leurs discours sont proches. Scrum est juste un beau parleur, et cela génère des jalousies. De fait, Scrum rayonne aujourd’hui. J’en connais qui se marrent bien quand ils découvrent que Scrum est devenu la méthode de référence.

C’est drôle, car les gens se trompent sur Scrum. Ils le pensent simple, souple et facile. Bien compris et mis en œuvre il se révèle complexe, rigoureux et ardu. C’est tout le paradoxe de nos méthodes : elles sont comme nos organisations ou projets, complexes. Il faut les adapter, se focaliser sur la valeur, s’améliorer, essayer, apprendre par l’échec. Ce paradoxe est partout chez Scrum. Comme évoqué, la petite méthode est devenue grande, David, Goliath. L’approche alternative est devenue la référence. On se jette sur elle car on a bien compris qu’elle était la mieux armée pour lutter dans le monde actuel. Mais sa légèreté est trompeuse, car c’est bien une lame tranchante, un outil aiguisé pour appliquer les principes et valeurs de l’agile. Beaucoup de gens se trompent de sens et l’attrapent par la lame !

Le succès de cette méthode pourrait aussi la rendre obèse et caduque. En cela le livre de Claude que vous tenez entre les mains est une sorte d’antidote, une base saine. On commence d’ailleurs à payer le retour de flamme de l’agilité : de trop nombreuses incompréhensions, récupérations font la promotion d’un agile complètement dévoyé. C’est exactement ce qui est arrivé au Lean des années 1990. Donc pour faire sérieux, pour ne pas dire « agile » qui fait peur au système en place (mais oui, car il décrète la fin du système précédent), on parle beaucoup de Lean (Un autre grand oncle, mais bien plus vieux). Ce n’est pas une bonne raison. C’est encore une fuite. D’autant plus que le Lean que l’on évoque est archaïque. On évoque le Lean du non-gaspillage : on oublie complètement celui du respect des personnes et de l’amélioration continue. Le Lean de la manufacture ou de l’industrie n’est pas fait pour nos organisations ni nos projets modernes, ne l’oubliez pas. La période n’est plus au Lean, standardisation, amélioration continue sur l’élimination des gaspillages par implication et respect des personnes. La période est à l’adaptation, à la NON standardisation, à la NON linéarité, à la NON répétabilité, induites par la complexité de notre temps. C’est bien cela aussi ce paradoxe : probablement aucun des lecteurs du livre de Claude n’appliquera la même saveur de Scrum. Et pourtant parle-t-on bien de la même chose ? Oui, mais tout est contexte et intention. Il faudra essayer en puriste avant de changer, mais impossible d’essayer sans s’adapter. Ah ce joli paradoxe ! Une chose est sûre, je me marre quand je vois l’ancien système qui remue, se secoue encore un peu, tente de résister. Mais on ne résiste pas à l’irrésistible progression du temps et du contexte. Vive Scrum (et son oncle ronchon Extreme Programming, ou son cousin ambitieux, Kanban) !

D’ailleurs Claude est aussi un drôle de gars. Il fallait bien cela pour porter cette synthèse de Scrum (et au delà) depuis 5 années à travers ce livre. Vous l’avez compris ce livre ne se résume pas au Scrum officiel, mais bien à sa pratique vivante qui absorbe, essaye, rejette, intègre, les bonnes idées, les bonnes pratiques des dix, vingt dernière années. Vous pensez Claude doux, simple et scolaire ? Il est taquin, curieux et rigoureux (mais c’est vrai qu’il est doux et sage), il est aussi complexe que l’approche qu’il prône (et aussi sain). On aborde Claude comme Scrum, avec facilité, c’est une maison accueillante. En creusant on y découvre des choses inattendues. Une soif d’apprentissage (qu’il diffuse : c’est pour cela qu’il est un si bon pédagogue je pense), et une vraie curiosité : il veille. En fait c’est cela, c’est un veilleur. Il veille à la cohérence de cette pensée qui ne cesse de se développer ; pas comme un gardien d’un temps passé, mais comme le porteur d’une nouvelle perspective, car il prospecte sur ces nouvelles approches, ces nouveaux flux d’idées, de façon intarissable (une 4ème édition, ceci explique cela, Claude est un prospecteur, un pionnier). Moi je me marre bien avec Claude, quand je le vois vitupérer contre un discours sans nouvelles idées, ou quand — d’un petit geste de la main très révélateur — il laisse les pisses-froids maugréer dans leur coin.

Avant de vous laisser avancer avec Claude, et de vous souhaiter une bonne lecture, je voudrais rappeler un point qui me parait essentiel d’avoir en tête lors de cette découverte du mouvement Agile. Ce point c’est la zone d’inconfort. Si vous vous lancez dans ces pratiques avec facilité c’est que vous vous plantez probablement. L’agile propose un changement de paradigme assez radical par rapport à notre manière de percevoir l’entreprise, sa création de valeur et sa dynamique de groupe. Nous sommes aux antipodes des habitudes françaises des cinquante dernières années : son cartésianisme, sa hiérarchie, et (contrepartie de sa sophistication que j’aime) son culte de la perfection.

Prenez ce livre comme si il y avait un sticker « Positionnement dangereux » dessus. Et mettez vous en danger pour bien comprendre les tenants et les aboutissants de l’Agilité. Sans danger, sans inconfort, c’est probablement que vous maquillez vos anciennes habitudes sous couvert de nouveaux habits. Et Claude aura échoué.

Essayez de provoquer le « OH » des familles américaines qui, dans les années cinquante, ont vu sur leurs TV débouler Elvis avec son déhanchement et son magnifique « that’s all right mama ». Si vous ne ressentez pas le toupet qu’il faut pour penser et être agile aujourd’hui c’est que : a) nous sommes en 2030 et vous tenez entre les mains une très vieille édition du livre de Claude, b) vous faîtes partie des rares personnes pour qui l’agile est innée c) alertez-vous et mettez-vous dans l’inconfort, prenez plus de risques.

Quand vous essayez une pratique de ce livre, faites la réellement, pour voir. Pour en connaître les limites et les véritables enseignements. Presque jusqu’à l’absurde, qui pourrait se révéler plus sain qu’il n’y parait. Soyez « jusqu’au-boutiste » pour savoir, pas dogmatique pour fossiliser. Je ne parle pas de s’enfermer dans quelque chose d’extrême, mais d’essayer vraiment, puis de placer son curseur à bon escient, en connaissance. Beaucoup voit dans Agile du bon sens, c’est en grande partie vrai. Mais en grande partie seulement, un tiers de son approche n’est ni intuitive, ni apparentée au bon sens. Souvent on oublie celle-là, et la cohérence générale en pâtit. Pour découvrir ce paysage secret, il faut s’y balader.

Aujourd’hui les mots « agile », « lean », « lean startup », « design thinking », « entreprise libérée » sont lancés. Chacun de ces mots est un emballage qui correspond le mieux à la population à laquelle il s’adresse (Agile pour les informaticiens, Lean pour les méthodologistes, Lean Startup pour le métiers, Design Thinking pour les agences et créatifs, entreprise libérée pour les entrepreneurs). Mais derrière c’est le même mouvement de fond : cette transformation profonde, révolutionnaire, sur la façon de percevoir et de penser nos organisations et nos relations. Est-ce nous qui l’espérons tant que nous en faisons une réalité, ou cette transformation est-elle réellement inéluctable (ce que j’espère) ?

Comment allez vous juger que cela marche d’ailleurs ? Scrum porte-t-il ses fruits ? Ne lisez pas votre implémentation en référence aux mesures de l’ancien système. Essayez de savoir ce qui se raconte dans les repas d’amis et de familles le soir concernant votre organisation, votre utilisation de scrum, le meilleur indicateur se trouve là.

Mince je suis en train de vous dire que vous imaginez Scrum simple, qu’il ne l’est pas, que sans inconfort, prise de risque, point de salut, Vous êtes découragés ? Bien ! Maintenant tout ne peut qu’aller mieux.

PS/ Claude et moi avons un autre centre d’intérêt commun : la musique, le rock’n roll, et s’il fallait se focaliser sur un groupe : Led Zeppelin. Ça doit compter pour chambouler les idées, d’aimer ces quatre gars qui débarquaient comme une horde sauvage sur la scène et assenaient le riff inégalé de Whole Lotta Love. Pour avoir donc une expérience améliorée de la lecture de ce livre, je vous recommande donc de l’accompagner avec un disque de Led Zeppelin dans les oreilles et une Chartreuse (ou une mirabelle) sur les lèvres.

Feedback ?

Merci à Jean-Luc Blanc des éditions Dunod pour ce petit mot : “C’est une très belle préface, vivante et chaleureuse, différente des textes convenus que nous recevons trop souvent.”