Émotion, énergie et conduite du changement

Et si la conduite du changement, comme la clef de nos organisations, était une question d’énergie, autant sur le plan structurel que le sur le plan personnel ? Une question de déplacement d’énergie, de flux.

Les termites construisent un substitut de leur corps (une extension physiologique pour paraphraser J.Scott Turner - The extended organism) pour économiser ou stocker l’énergie, le cristal est périodique : il répète le même motif pour économiser de l’énergie, les corps et les organisations ont des facultés de résilience, ou d’homéostasie, de régulation d’énergie ; l’afflux d’une certaine énergie provoque des “catastrophes” pour reprendre le langage de René Thom (théorie des catastrophes) : rupture, déchirement, courbe, renversement, c’est encore des flux d’énergie. Mais rappelez vous de vos grands changements personnels, de vos ruptures, l’avant, l’après, de vos grandes joies ou révélations, épiphanies, elles semblent identiques : c’est un afflux d’énergie ou un soudain vide, qui fait bifurquer vos positionnements.

Émotion

Dans ce monde qui se rêvait cartésien pour le confort de l’esprit – je pense donc je suis, ouf – l’irruption de l’émotion est un ennui. Elle fait figure d’irrationnel. Mais pourquoi la nier ? Depuis 30 années elle revient sur le devant de la scène (psychologie évolutionniste, Erreur de Descartes par Antonio Damasio, etc.). Aucune de nos décisions importantes n’est prise sans émotion. Dans ce monde complexe il faut rallier raisonnement cartésiens, et instinct ou intuition, le fruit de notre vie et de celles de nos ancêtres. Il faut allier compliqué et complexe, prévisible et émergent.

D’ailleurs personne n’en ignore la réalité quand il s’agit de faire des grands choix de vie : choisir un compagnon/compagne, choisir sa voie, etc.

Si donc cet aspect émotionnel, intuitif, instinctif, prend une si grande part dans notre vie, nul doute qu’il est clef dans notre façon de changer, d’appréhender une nouvelle façon de faire, de penser. L’image utilisée par les frères Heath dans leur livre Switch est bien trouvée (et le titre évocateur) : c’est celle du cornac, le conducteur d’éléphants indien, et de son éléphant. Le cornac est la face cartésienne, raisonnante, du duo, mais elle ne peut aller nulle part sans la l’adhésion de la partie plus sauvage, instinctive, émotionnelle qu’est l’éléphant. Pour amener l’éléphant, il faut le séduire, lui montrer des passages évidents, rendre aussi visible les voies sans issue. Mais c’est peut-être aussi l’instinct de l’éléphant qui lui évitera le piège du tigre.

Pour reprendre cette image, ignorer que sans l’accord de l’éléphant nous n’irons nulle part c’est échouer d’avance. Dans toutes conduites du changement il faut ainsi autant jouer sur la raison que sur les émotions.

Annoncez jouer sur les émotions, vous susciterez l’effroi. Pour certains, c’est de la manipulation dans ce qu’elle a de plus pervers. Mais en disant cela vous confirmez l’importance de l’émotion dans nos choix, et notre faiblesse devant sa gestion. Frank Taillandier me rappelle la stratégie du choc de Naomi Klein ; je pense à la lecture de thinking fast and slow de Daniel Kahneman, ou du traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens de J.L.Beauvois, qui me dépriment sur notre asservissement aux biais cognitifs.

Je ne peux pas vous dire autre chose, il me semble que comme chaque découverte, on peut en faire bon comme mauvais usage. Mais je ne pense pas qu’une véritable conduite du changement personnelle ou organisationnelle se déroulera sans émotion.

Rappelez vous vos changements de croyances, d’idéaux, de principes, ne sont-ils pas produit avec un afflux émotionnel ? Comme une énergie rendue disponible pour une autre voie, une catastrophe, évènement, singularité, pour reprendre René Thom. Comme le rire, qui se produit, par exemple dans les sketchs absurdes des Monty Python, quand on a emmagasiné de l’énergie (en nous projetant, on retrouve ici encore le storytelling et les neurones miroir – lire Social de Libierman – ) et qu’elle débouche sur une absurdité, elle se déverse par le rire, seul issue pour cet afflux d’énergie piégée.

Pensez aussi comme me le rappelle Oana Juncu, aux ruptures soudaines avec certains de vos proches, une barrière a été franchie, un comportement jugé hors des frontières du possible. On assèche immédiatement toutes communications. Il n’y aura plus aucune énergie qui ira dans ce sens. Ce changement est très rapide, très violent, très soudain, et souvent définitif. Et pourtant on parle d’un ami proche. La rupture, le changement, la catastrophe (Thom encore) est à la hauteur de l’énergie présente, celle associée à un ami proche.

En écho du discours de Switch des frères Heath, la raison indique la voie, mais c’est le flux d’énergie émotionnel qui va nous pousser à avancer dans ce sens. Comme dans un jeu d’irrigation, le changement de paradigme est comme une rivière détournée.

Il faut donc savoir, à l’instar du rire, permettre cet afflux d’émotion et lui donner l’occasion de s’orienter différemment. Là aussi on pourra y voir le visage d’une manipulation je ne peux rien vous dire contre cela. Comme toujours cela dépend de l’intention que l’on met dans nos actes. Chaque chose peut être utilisée à bon ou mauvais escient. J’espère les utiliser à bon escient.

On pourrait prendre deux exemples : la transformation de Unilever durant les années 90 racontée dans To the desert and back par Philip Mirvis, et les Open Agile Adoption de Dan Mezick.

Des évènements, singularités, à charge émotionnelle

Quand Mirvis nous conte l’histoire de la transformation d’Unilever, il analyse a posteriori que celle-ci a été rendue possible par des moments clefs qui ont permis des bascules significatives. Chacune de ces bascules ayant bien souvent été cristallisées par des évènements hors du commun (dans le désert, dans les Ardennes, etc.) avec des mises en scènes artistiques, et qui apparaissaient symboliques a posteriori même si elles n’étaient pas nécessairement voulues au départ.

Cristallisées ou plutôt rendues possibles par ces évènements qui ont mis en disponibilité cette émotion propice à générer des déclics, des épiphanies, des bascules dans les modes de pensée. Par “épiphanie” je veux dire des sortes de révélations, de réveils, de réalisations, sans tomber dans le mystique.

Bien souvent ces évènements ont été amplifiés par une approche artistique, de véritables mises en scène. C’est bien le sens du mot sensibiliser. Cela permet de mieux comprendre qu’il se déroule quelque chose. De créer un écart, ou une aspiration pour détourner un terme du monde de l’art.

On peut être pour ou contre, selon le degré d’orchestration, de préméditation, et surtout l’intention, que l’on rapprochera ou non, de celui de manipulation. La meilleure façon de se prémunir c’est d’annoncer ce que l’on cherche à faire, pourquoi on le fait ainsi et de laisser les personnes libres de participer. Comme toujours c’est l’intention qui compte.

Un espace sécurisé, bienveillant

C’est cette liberté de participer que l’on retrouve dans les Open Agile Adoption proposés par Dan Mezick. Sur invitation, on va poser un cadre propice, un espace sécurisé. Et c’est cet espace sécurisé qui pourra permettre l’émergence de l’émotion. Elle-même étant l’énergie qui transforme.

Quand Olaf Lewitz parle protection, de
bienveillance et de vulnérabilité il décrit typiquement ce type de cadre
un espace protégé propice à l’émotion. Un moment sensible. Pour avoir vécu un certains nombres d’open agile adoption (j’ai pu croiser et tisser des liens d’amitié avec Dan Mezick au tout début de sa proposition), il est surprenant d’observer comme cette émotion ne demande qu’à émerger.

Beaucoup plus modeste, mais hors du temps, raid agile se veut se type d’espace à charge émotionnelle.

Conduire le changement

Essayez d’observer et d’être attentif aux moyens d’ouvrir ces flux d’énergie émotionnelle pour provoquer le changement.

Des lieux particuliers (raid agile dans les Cévennes, les Ardennes, le désert, etc.), des positionnements différents, des immersions, des abandons, etc. Des postures particulières, des discours particuliers. Par “particuliers” j’entend “inhabituels”, “déstabilisants”, “protégés”, “intimes”, etc.