Modernité, Agilité, Engagé

Durant ce trajet de TGV du dimanche 18 janvier de l’an de grâce 2015, j’ai pris le soin de commenter ma bibliographie pour la consolidation d’un travail pour un client. J’ai profité de cet effort pour l’adjoindre à mon guide de survie suite à la formation. Et du coup j’y ai aussi ajouté le point de départ de ce que j’espère être un nouveau mini-livre sur mes réflexions (une suite à la horde agile). Ce point de départ c’est trois tableaux : modernité, agilité, engagé. Pour ceux qui me suivent, et je les en remercie chaleureusement, ce n’est pas forcément très nouveau, pour les autres qui pourraient s’y intéresser, et je les remercie aussi, c’est une bonne synthèse de mes réflexions actuelles sur notre environnement.

J’espère bien finir avant le printemps ces “organisations vivantes”, cette suite à la horde agile, mais pour l’instant le temps m’a manqué, ainsi que l’aspect cannibalesque de mes réflexions : je pense avoir arrêté celles-ci, mais de nouvelles idées émergent et grignotent les précédentes. Et surtout je cherche une cohérence peut-être vaine.

Trois tableaux

J’aimerais vous décrire trois tableaux, trois points de départ décrivant le monde dans lequel j’évolue.

Le premier tableau traite des deux approches méthodologiques et organisationnelles qui ont façonné les derniers siècles : celle de Ford et celle de Toyota. Le but de ce premier tableau est de surtout mettre en évidence que chaque époque a sa réponse propre, et qu’aucune réponse n’est la bonne isolée de son contexte.

Le deuxième tableau traite de l’agilité, ce terme qui devient galvaudé, mais qui représente encore beaucoup pour moi. L’agilité qui en soi est l’aboutissement et la synthèse de notre compréhension de notre monde nouveau, complexe.

Le troisième et dernier tableau traite de l’engagement des personnes, point clef qui fait la synthèse des deux premiers tableaux.

Modernité

Au regard du dernier siècle et concernant l’organisation de nos entreprises on pourrait distinguer deux modes de pensée assez différents.Á chaque époque (début du XXe siècle, fin du XXe siècle) des réponses adéquates, mais très différentes car ne répondant pas aux mêmes problématiques ont été proposées. Ces différentes réponses sont assez bien mises en relief par la comparaison du Fordisme et Toyotisme.

Au début du XXe siècle, quand John Ford annonce « les gens peuvent choisir n’importe quelle couleur pour la Ford T, du moment que c’est noir », il a raison, personne ne songe encore à tous les progrès et les variations qui suivront. Ford est en train de révolutionner nos habitudes avec la voiture qui devient à partir de ce moment le meilleur ami de l’homme. Mais à ce moment personne ne s’interroge sur la couleur ou la forme de sa voiture, la question c’est d’en avoir une ou pas, tout simplement. D’autres traits caractérisent cette époque et cette façon d’aborder le travail : la main-d’œuvre est très bon marché, en surnombre, pas formée, Ford va donc baser sa force sur le quantitatif et non le qualitatif ; c’est l’heure de gloire du taylorisme. Ce taylorisme se justifie très bien compte tenu du contexte qui le voit naître.

Chez Ford on observe aussi que la dernière étape avant la sortie de la fameuse Ford T, c’est l’assurance qualité, le test, la recette en quelque sorte. Et on tri : cette voiture sort, celle-ci non. Rien de bien choquant pour l’époque, la matière première ne manque pas.

Quand une voiture sort, elle s’accompagne d’un guide concernant les 150 anomalies les plus probables ou fréquentes. Là aussi, rien de choquant, en ce début de siècle il suffit de se plonger dans ce manuel, de s’armer d’un bon marteau, et le tour est joué. La réparation de la voiture n’est pas un casse-tête chinois, et demeure accessible au commun des mortels. Il est donc préférable pour Ford et le consommateur de laisser ces anomalies à la charge de ses clients, le coût de revient est meilleur pour tous.

Quarante, cinquante ans après, chez Toyota les choses ont bien changé. C’est un pays détruit par la guerre que l’on découvre. La matière première est devenue un élément critique. On ne peut pas gaspiller ou stocker exagérément. Les machines-outils sont aussi une denrée rare, il va falloir les exploiter au maximum de leurs possibilités. En un certain sens, tout comme les hommes, qui, à la demande du gouvernement pour redresser le pays, sont embauchés à vie par Toyota. La technologie a aussi changé, et elle continue de changer. Un marteau ne suffit plus pour réparer sa voiture. Enfin les attentes du public ne sont plus les mêmes. La firme japonaise est donc aux antipodes de la situation de Ford. Autre époque, autres mœurs.

La réponse de Toyota est révolutionnaire elle aussi : pour tirer le meilleur de ses employées, qui vont l’accompagner toutes leurs vies, la firme comprend que le meilleur moyen est de les respecter et les responsabiliser au maximum. C’est d’ailleurs en les responsabilisant qu’elle tire le meilleur parti de ses machines-outils. L’homme de terrain démontrant une capacité indéniable à adapter ces machines et à avoir des idées pour les exploiter au mieux. La réflexion pour l’amélioration continue devient une pratique courante chez eux. Cette pratique ne se limite pas en interne, les fournisseurs sont encouragés à trouver des moyens d’améliorer leurs produits ou leurs capacités de production : ils ne répercuteront cette amélioration que deux ans après celle-ci.

Pour pallier au problème du stock, Toyota découvre que le meilleur coût provient de deux choses : a) la qualité intrinsèque : dès qu’une anomalie est détectée on stoppe la chaîne, l’impact et la correction de cette anomalie seront moindres, et le stock touché minime ; b) une gestion par flux tendu régulée par une participation active des employés, c’est eux qui tirent le flux (ils vont chercher et déclencher leurs actions qui s’adaptent ainsi parfaitement à leurs rythmes et à leur compétence, d’où aussi une forte responsabilisation), et ce n’est pas un flux poussé (là les employés subissent le rythme).

Il ne s’agit pas de réponses idéologiques en corrélation avec chaque époque. Nous parlons d’industrie, de compagnies, dont la raison d’être est de générer des bénéfices. Il s’agissait des meilleures réponses en termes de performance d’entreprise.

Aujourd’hui beaucoup de nos entreprises évoluent encore sous le modèle du Fordisme, mais c’est bien, même s’il devient lui aussi peu à peu obsolète, le modèle de Toyota qui devrait nous inspirer : qualité intrinsèque (pas parce que cela fait, mais parce que cela coûte moins cher et génère plus de revenus), responsabilisation (pas parce que cela fait bien, mais parce que cela génère plus de valeur, de revenus).

J’insiste volontairement sur l’aspect purement économique. Ce n’est pas nécessairement ma tasse de thé, mais j’évolue moi-même en environnement concurrentiel et je sais que c’est là le nerf de la guerre pour les entreprises qui font appel à moi. La bonne nouvelle c’est que pour faire réussir son entreprise aujourd’hui il faut engager et responsabiliser les personnes comme a pu le faire Toyota.

Agilité

Cette réponse aux temps modernes de Toyota est ce que l’on appelle le « Lean ». L’héritier du « Lean »est le mouvement « Agile » : l’intensification de la communication, le renouvellement de la concurrence, des marchés et des technologies nous ont fait basculer dans les temps complexes. Pour comprendre l’Agile au regard du Lean aujourd’hui il faudra retenir l’adaptation et non pas la standardisation industrielle.

Nous sommes entrés dans les temps complexes : tout va très vite, trop vite, tout est entrelacé, tout change, tout le temps, etc. La meilleure façon de répondre à cette complexité c’est de responsabiliser, d’engager les gens. Comme un général qui ne peut plus tout diriger comme il y a 200 ans, et qui doit se reposer sur l’auto-organisation de ses troupes, celles-ci restent fidèles à sa stratégie, à sa vision, mais mettent en œuvre leurs tactiques.

Cette responsabilisation (et ainsi la libération de cette capacité de performance) n’est réelle que si on laisse le droit à l’erreur, sinon c’est juste un faux-semblant et les effets escomptés ne sont pas au rendez-vous.

Mais la responsabilisation est aussi possible si celle-ci ne met pas l’organisation en danger (ou le projet, etc.), sinon qui osera quoi que ce soit ?

Il faut donc soutenir la responsabilisation, mais uniquement si l’erreur est possible, mais elle ne doit pas être « mortelle ». Pour cela il faut avancer par petits pas, de façon itérative. Et juger étape par étape de nos progrès. Une petite fièvre, ça soigne, une grosse, ça tue !

Mais pour vraiment juger, il faut des choses finies. Peu importe l’itératif si les choses ne sont pas finies (c’est alors de l’incrémental…). Interrogez-vous très fort sur cette notion de fini (le mieux est de mettre sur le marché ! pensez au produit viable minimum). On aura un vrai feedback, de vraies réponses, qu’avec des choses finies.

Si vous réussissez à délivrer des choses finies, étape par étape, en étoffant, alors autant prioriser par valeur. Car a) on a jamais le temps de tout faire, donc autant faire uniquement les choses de valeur, b) cela permet de se donner les plus grandes garanties et les plus grands enseignements, et enfin c) d’avoir un sacré « time to market »(c’est à dire pouvoir mettre sur le marché de façon très réactive).

Ce « Time to Market »très utile en ces temps de grande complexité, car tout change si vite.

Naturellement ce cycle n’est apprenant (c’est nécessaire dans cette complexité ambiante) que si l’on s’interroge constamment sur comment s’améliorer. Voilà en quelques mots ce qui porte à mes yeux la notion d’agile aujourd’hui, une réponse adaptée aux temps complexes : responsabilisation, feedback, apprentissage, time to market. La complexité nécessite de l’émergence (feedback, apprentissage et ainsi time to market), qui nécessite de l’interaction (responsabilisation, amélioration continue, intelligence collective).

Engagé

Toyota, le Lean, puis l’Agile : on évoque constamment responsabilisation et l’engagement. Mais il est vain de dire « soit motivé ! », on connaît l’absurdité d’une telle démarche.

Les récentes études de Gallup indiquent que seulement 13% des employés dans le monde ne se sentent pas impliqués, ou n’ont pas envie de l’être. Voilà qui ouvre le débat sur la performance de nos organisations.

Dans le Mythical Man Month l’auteur (Fred Brooks) exprime l’idée qu’une personne (en l’occurrence dans son cadre, un développeur informatique) a un ratio de productivité d’un à dix selon le contexte. Sa capacité fluctuerait ainsi d’un à dix selon le contexte. Mes observations -sur moi-même et les autres- tendent à confirmer cette information. Et je pense que la grande part de cet écart vient de l’implication de la personne. Observez vous vous-même à réaliser une tâche sur laquelle vous ne vous sentez pas impliqué, et une sur laquelle vous vous sentez impliqué, que vous vous êtes appropriée.

On ne peut pas décréter la motivation, ni l’implication, ni l’appropriation. Observons donc les domaines où elles sont florissantes, un de ceux-ci est bien connu et a donné lieu à des études sur cette implication : les jeux vidéo, et plutôt les joueurs de jeux vidéos.

On observe que l’implication dans un jeu vidéo est souvent bien supérieure à celle dans la vie d’entreprise. Tous ces joueurs de jeux en ligne qui payent pour échouer, recommencer, apprendre, refaire, fournir une documentation de qualité, ne pourrait-on pas avoir le même engagement en entreprise ? L’industrie du jeu vidéo est florissante, comprenez qu’elle implique d’énormes sommes d’argent. Avant donc pour nous même d’en tirer des enseignements pour l’organisation, elle s’est interrogée sur elle-même, car son succès est lié à l’implication qu’elle va engendrer. Les observations qui ont découlé de ces recherches sont une mine pour nous.

Mais alors que j’évoque ce sujet, je reçois le bulletin scolaire de mon fils aîné, Mathieu. Mathieu a de bons résultats scolaires, mais le carnet indique que si Mathieu était impliqué il aurait de très bons résultats scolaires. Je cherche Mathieu :

En d’autres termes Mathieu est très impliqué dans son jeu, et ses résultats sont très bons. Qu’est-ce qui manque à l’école vous récolter ce même engagement ? Qu’est-ce qui manque à l’entreprise pour avoir ce même type d’implication ? C’est le travail de synthèse opéré par Dan Mezick.

Un dernier détour par l’école de mon fils aîné. Réunion parent/professeur, je suis en tête à tête avec la professeur principale, elle se plaint de la qualité générale de la classe, de son manque de sérieux et du niveau de son travail. Puis nous passons à la récente sortie pédagogique sur les fouilles archéologiques (plusieurs jours sur site). Elle se délecte de la réussite de cet événement, et dans les minutes qui suivent m’indique que la classe a fourni un excellent travail et dossier. Surpris je l’interroge donc sur l’écart entre le travail quotidien et ce travail-là. Elle reste plusieurs secondes silencieuse comme si un piège s’était refermé sur elle puis me glisse, un peu désarçonnée : mais on ne peut pas faire des choses nouvelles intéressantes comme cela tout le temps. Je suis resté silencieux en pensant que c’était bien de l’éducation et de la vie de nos enfants dont on parlait alors.

Opérons là aussi un rapprochement évident avec nos entreprises : si vous faites des choses qui intéressent les personnes avec lesquelles vous travaillez, si vous réussissez à les impliquer, ce qui en résultera n’aura rien à voir.

Ainsi que nous enseignent ces études sur l’implication dans les jeux vidéo ? Des choses simples, évidentes, mais trop souvent oubliées, ou délaissées. Pour qu’un jeu (ou une entreprise) génère de l’engagement il doit proposer :

En proposant ce cadre, le jeu (ou l’organisation) va générer plusieurs sentiments qui sont la base de cette implication et de cet épanouissement.

Voilà des points simples, mais cruciaux sur l’implication.