Introduction à la stratégie et la tactique du Product Owner

Mandaté par l’un de mes clients pour mettre en place le portfolio des projets du groupe (1000 collaborateurs), j’ai sollicité plusieurs personnes que je soupçonnais d’avoir, chacunes à leur niveau, assez d’expérience, de recul, de culture d’entreprise et d’esprit de synthèse pour contribuer à l’objectif : une vision d’ensemble, une cartographie, et sa projection dans le temps. Au fil des discussions, j’ai été interpellé par une nuance à laquelle, jusque là, je n’ai jamais fait trop attention. Projets tactiques, projets stratégiques… 

Se noue alors un dialogue avec Alexis Beuve:

– Alexis, pourquoi tiens-tu à ce point à distinguer des projets tactiques et des projets stratégiques ? C’est un peu la même chose, non ?

Interloqué, voire choqué (il me provoque en fait), il répond :

– Pablo… Pablo… est-ce que tu te moquerais de moi ?

Un peu c’est vrai, car Alexis est aussi auteur et éditeur. Il a fondé la maison d’Editions Praxeo il y a dix ans, reconnue pour l’enseignement de jeux asiatiques dont le jeu de go, et il est lui-même auteur de plusieurs gros bouquins hautement stratégiques et tactiques : poker, backgammon, et même sur des jeux de simulations historique : Mémoire 44 (© Days of Wonder 2011). À cela, il faut ajouter qu’il met ses théories en pratique au quotidien.

Reprenons.

– Pablo… il faut que tu lises la préface d’un livre. Et là, il me sort un gros manuel de plus de cinq cents pages sur Mémoire 44 (© Days of Wonder 2011), un jeu de simulation sur des conflits de la Deuxième Guerre mondiale ! Il précise :

– À l’origine, le projet comportait même deux ouvrages séparés : Le Guide Tactique et Le Guide Stratégique , tellement la distinction est grande.

– Mais donc en deux mots ?

– En deux mots ? Tu es dur. Le stratège n’envisage pas la défaite. Il se projette et s’adapte. La tactique est opérationnelle. C’est une expertise. Le tacticien calcule et manœuvre. Le stratège évalue et décide.

– Eh mais tu me parles de mes product owner là !

Product Owners

– Je ne sais pas, peut-être, c’est toi l’expert, mais si ça t’intéresse, sache que j’ai entamé l’écriture d’un e-book qui ne traite que de la stratégie. Étonnamment, la stratégie des jeux n’est pas du tout intuitive, et mérite parfois quelques analogies et parallèles, notamment avec l’économie d’entreprise et même la finance de marché.

– Alexis, faut qu’on parle !

– L’idée de cet e-book (qui n’est pas encore paru) m’est venue lorsque je relisais deux manuscrits : le premier est Chûban, la stratégie au jeu de go de Dai Junfu(8e Dan), le second est Xiang qi, l’univers des échecs chinois de Marc-Antoine Nguyen (Praxeo, 2009).

Ces deux experts dans leur jeu respectif s’accordent sur l’utilisation de la stratégie et, sans concertation, dissocient les positions en trois statuts : (1) En avance (2) À l’équilibre (3) En retard. Qui doit prendre des risques ? Faut-il compliquer ou stabiliser la position ? Point final. La stratégie c’est ça et rien d’autre : que faire à l’échelle du champ de bataille lorsqu’on est en position de faiblesse, ou en position de force.

– Le go, les échecs, Mémoire 44 (© Days of Wonder 2011), je suis sûr qu’il y a plein de choses intéressantes pour les product owner, des analogies évidentes qui peuvent enrichir nos réflexions.

– Tu jugeras. Mais d’après moi, après des années de réflexion, je converge vers une définition de la stratégie minimaliste et très précise : quel est le niveau d’exposition au risque adapté selon qu’on est en position de faiblesse ou en position de force ? Que faire en retard ou en avance ?

Il enchaine, quelques fondamentaux :

– La stratégie est la projection précoce d’une globalité dans le temps.

Le stratège définit un but global et anticipe un résultat.

La stratégie induit une part d’imprévus et de risques.

Elle se propose d’optimiser le rapport profit / risque en vue d’atteindre un objectif précis.

La stratégie intègre l’incertitude, le facteur chance et même les comportements irrationnels.

–  On est vraiment proche de la vision (au sens où justement on demande aux product owners une stratégie, une projection dans l’avenir), et je comprends que ces champions de go ou d’échecs actent, comme nous les agilistes, qu’il est illusoire d’imaginer tout prévoir ?

Incertitude et exposition au risque

– Ah oui ! Bien sûr. Le champion Marc Antoine Nguyen écrit par exemple : « Si vous pensiez qu’un joueur vraiment fort pouvait jouir d’une diminution des niveaux de risques et des imprévus, vous vous trompiez sur la stratégie : c’est tout l’inverse qui se produit. Au contraire, le fort joueur est capable d’assumer des niveaux d’incertitude et d’exposition au risque très supérieurs à la moyenne !". C’est ce qui fait sa force.

– Cette définition me plaît, car elle m’amène à une règle de business directement applicable : “La stratégie est le privilège du product owner. Mais je comprends qu’il partage les manœuvres tactiques avec ses équipiers. Si je me risque à une métaphore sur le champ de bataille : le général est le product owner, il a une stratégie (et il n’envisage pas la défaite), il décide, il évalue les risques (j’ai bien lu l’introduction de Mémoire 44 !). Pendant ce temps, le tacticien calcule, manœuvre et utilise ses armes à bon escient, tout en restant à tout moment aligné sur la stratégie du général. C’est bien là l’autonomie et la compétence de l’équipe. Les choix tactiques sont aussi partagés par le product owner : comment il découpe ses user stories, comment il priorise certains choix, etc. Alexis c’est passionnant et je suis persuadé que cela peut apporter beaucoup à mes product owners.

– Si tu te permets ces analogies, il faudra être très rigoureux et précis. J’insiste par exemple que le tacticien doit appliquer la stratégie définie par son état major, même s’il ne la comprend pas.

– Ah ? C’est brutal.

– Pourtant je pense que c’est essentiel, et même vital. Prends l’exemple d’une bataille à l’équilibre où tu souffres d’une faiblesse inquiétante sur l’une de tes sections, disons sur ton flanc droit (Waterloo !). Eh bien dans cette configuration, le tacticien aura toujours le réflexe de renforcer sa section faible.

– C’est mal ?

– C’est même fatal dans certains cas. Renforcer sa section faible dans une position à l’équilibre signifie dégarnir une partie des autres sections pour renforcer la première. Résultat : ce sont les sections dégarnies qui se retrouvent affaiblies à leur tour. Ajoute à cela que la dimension temporelle, absolument stratégique, a été complètement occultée dans cette manœuvre purement tactique.

– Comment raisonnerait le stratège ?

– Il se pose deux questions simples : combien je perds (en espace, en matériel, et surtout en temps) si je renforce la section faible ? Tu vois l’autre question ? L’alternative ?

– Non

– Combien je perds si je sacrifie complètement la section faible. Il évalue les deux pertes et choisit la moindre.

– Il perd dans tous les cas ! Peut-on parler d’une stratégie pertinente où l’on est sûr de perdre ?

– Il s’agit là d’une perte tactique, un petit bout d’espace et de matériel jugés acceptables. Pendant ce temps, tu vas utiliser ta section faible comme un appât chronophage et renforcer ton centre, où tu es déjà fort, pour y lancer une manœuvre de supériorité. Et tu défonces le type d’en face. Rappelons qu’à l’origine, tu étais à l’équilibre.

– Si je reviens à la question posée, le tacticien n’est pas meilleur s’il comprend le calcul du stratège, s’il accepte l’idée du sacrifice ?

– Ah non ! On s’en fout et on n’a pas le temps. Chacun son boulot. Par exemple, ton product owner décide qu’il faut sacrifier (abandonner) un pan de projet entier (la fameuse section faible). Il est responsable de cette décision et supposé parfaitement compétent pour savoir qu’avec les ressources où le budget ainsi dégagés, il va pouvoir renforcer son core business et au choix, livrer Time2Market, gagner un nouveau deal ou faire la différence contre un concurrent. Est-ce qu’il est obligé d’expliquer (de prouver, justifier) tout ça à toute l’équipe avant d’avoir le droit de décider ? J’espère bien que non. Une stratégie ne s’explique pas. Elle se décide, puis elle s’expose et s’exécute sans moufeter.

– De mon point de vue d’agiliste toutes intéractions avec l’équipe est positive. Tout échange ou « feedback » est une richesse. Mais c’est vrai qu’il est indispensable qu’une seule personne, le product owner, puisse trancher sur les priorités (il impose l’ordre à l’équipe). Pour aider mes product owners à appréhender ces questions comment débuter la réflexion au sein de son entreprise ?

– Pablo, quand j’ai travaillé sur ce sujet, j’ai constaté que les stratèges d’échecs et les stratège de go décidaient des stratégies opposées (des prises de risques divergeantes selon l’avance ou le retard positionnel). Je suis arrivé à la conclusion que l’on pouvait conceptualiser deux systèmes (concernant le stratège et donc ton product owner). Le premier me dit que si je suis en retard, je dois attaquer, compliquer la position, accroître mon niveau d’exposition au risque. C’est ma seule chance de renverser la tendance qui n’est pas en ma faveur. Inversement, le second préconise une défense solide, stabiliser les arrières avant de contre-attaquer pour éviter la déroute.

Systèmes de comptage et de mort subite

Les systèmes (les jeux), appartiennent a priori à l’une des deux familles suivantes, dont nous connaissons deux prototypes représentatifs.

La famille « jeu de go » : En retard, j’attaque. J’augmente mon exposition au risque, je complique la position. Je l’appelle le système de comptage.

–  Un peu comme une entreprise en position dominante, du moins pérenne, qui gère ses investissements ?

– Oui, à condition qu’elle ait de la trésorerie. Dans ce cas, ses seuls risques sont des risques de marché. Pas de perte fatale en vue. L’autre famille est représentée par les échecs  : En retard, je consolide d’abord, j’assure d’abord la défense de mon Roi avant d’envisager toute contre-attaque. Cette fois, le risque dépasse une simple perte matérielle. C’est l’organisme tout entier qui est en péril. Il s’agit des systèmes de mort subite, matérialisés par le Roi des échecs, par une trésorerie fragile en économie, et par les risques de crédit (liquidités et contrepartie) en finance.

– D’accord une startup, mais pas seulement, une entreprise qui joue sa peau et dont les choix sont décisifs.

– Un jour, en appliquant ces règles issues de la stratégie des jeux, je t’expliquerai pourquoi le raisonnement stratégique est naturel pour un enfant de huit ans, et aussi comment l’espagnol Chupa Chups a explosé le leader mondial et incontesté de la sucette Pierrot Gourmand.

– Laisse moi digérer déjà tout cela. Il faut que nous creusions ce sujet. Je suis intuitivement persuadé que les stratégies de tous ces jeux peuvent servir d’appui à nos stratégies d’entreprises. Cela me paraît d’une grande richesse pour les product owners ou product managers. Je vais réfléchir à tout ça et nous en reparlerons.

A suivre.

L’article suivant est  : Le product owner contre-attaque

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Alexis, pris en en photo par Chantal Tara Delannoy, du Photo Club Vicinois