Déséquilibre et conduite du changement
Quand Brian Marick a achevé sa keynote à Madrid (XP2011) il a conclu par “gardez l’agile étrange” (keep agile weird). Il entendait par là dire que l’agile était une forme de résistance et qu’il fallait donc lui garder cette étrangeté vis à vis du monde extérieur, indicateur de sa bonne santé. Cette phrase a eu un autre écho en moi que j’ai essayé d’exprimer à Brian Marick dans les couloirs juste après son intervention. En fait cette étrangeté me faisait penser à quelque chose que je défend et aime depuis toujours : l’absurde, et le déséquilibre qu’il engendre. J’ai essayé de lui expliquer que sa phrase me faisait penser aux Monty Python, c’est absurde, c’est étrange, c’est déséquilibré, le déséquilibre produit une force qui permet le changement. Voilà mon mojo. Bon, il a vaguement acquiescé pour pouvoir rapidement s’éclipser vers le buffet.
Il n’empêche je reviens aujourd’hui vers ce concept car l’une de mes lectures : dynamique des groupes restreints de Anzieu & Martin (1968) , me donne matière à réflexion.
Si vous déployez l’agile au sein d’une entité vous savez que la conduite du changement, la réussite du changement, est un facteur clef. Nulle pérénnité pour votre action agile si le changement n’est pas global. Le vrai challenge est donc de provoquer un changement durable.Une des techniques est ainsi de déséquilibrer les habitudes en place. Ce déséquilibre produit une force dont on se sert pour provoquer le changement. Il faut que le déséquilibre soit assez fort pour éviter de revenir dans le positionnement initial. Il ne faut pas que le déséquilibre soit trop violent, au risque d’être rejeté (et vous avec).
C’est K. Levin qui a réalisé des études au milieu du XXème siècle à ce sujet nous disent Anzieu & Martin dans Dynamique des groupes restreints. Les recherches de Levin expliquent que le changement (social). Levin évoque une marge de voisinage : c’est à dire un espace dans lequelles des forces modifient le groupe, la société, mais sans provoquer un changement : une marge de fluctuation. Pour introduire le changement il faut introduire une force opposée supérieur à la résistance initiale (dont le but est de ramener l’équilibre au niveau antérieur), qui fasse franchir cette marge de voisinage. Levin explique : En décristallisant peu à peu les habitudes par des méthodes de discussion non directives, jusqu’au point de rupture, de choc, ou une recristallisation différente peut s’opérer.
En 1943 Levin mène une expérience pour essayer de convaincre plusieurs groupes de personnes à changer leurs habitudes alimentaires (à manger des abats). Il utilise plusieurs moyens pour essayer d’opérer le changement. Premier enseignement : la méthode qui fonctionne le mieux est celle où l’implication des acteurs est la plus élévée (celle où des discussions entre les acteurs sont nécessaires) et où les acteurs sont libres de leur décision. les acteurs doivent se convaincre eux-mêmes ou sont convaincus par des pairs. Deuxième enseignement : la prise de décision en groupe amène plus à l’action qu’une prise de décision individuelle. Il faut donc changer des groupes et pas des personnes.
Je reviens sur les étapes évoquées par Levin sur la conduite du changement : décristallisation, changement, cristallisation. Sans surprise la phase de déséquilibre apporte avec elle une tension. Deux forces entre en conflit : la résistance au changement et le déséquilibre. Comprenez donc que souvent cette tension est nécessaire, mais qu’il ne faut pas la faire rompre.
Petit aparthé et de façon très grossière : Bergson, Kant, Freud ou autre estiment que le rire provient d’un déséquilibre dans nos forces internes.
On s’attend à quelque chose et soudain autre chose se produit : un homme digne marche, mais il glisse sur une peau de banane. Dans ce cas plus la variation entre la dignité et le ridicule de la chute est grande, plus la force nouvellement disponible le sera, le rire provient de ce surplus de force, d’énergie. Autre exemple : on s’attend à quelque chose et surprise autre chose arrive : cet écart génère une énergie qui peut se déverser dans le rire (selon les situations). C’est souvent le cas de l’absurde comique (Monty Python, Marx Brothers, WC Fields ou autre, etc.), on s’attend à quelque chose et quelque chose de très différent arrive (un ministère des démarches stupides par exemple : la distance entre l’idée d’un ministère “normal” et l’idée d’un dédié aux démarches stupides : voilà un écart, un gap, un espace). De cet espace néé une énergie qui se dissipe en rire.
Dans mon cas j’essaye d’utiliser cette théorie ou conception dans mon travail, je dois générer ce déséquilibre, cet écart entre une réalité, et celle vers laquelle on doit tendre. La mise en évidence de l’absurde des situations m’aide : il faut rendre visible ce gap aux yeux de tous car comme exprimé plus haut : ce n’est pas moi qui vais convaincre, mais les acteurs qui vont se convaincre (ou pas). Enfin si en plus je peux utiliser ce déséquilibre pour rendre les choses comiques cela me permet de faire tomber cette tension lié à la conduite du changement évoqué plus haut. J’ai bu du petit lait lors de cette discussion avec l’un de mes clients : l’un de ses projets n’avançait pas du tout. Je viens aux nouvelles :
Le burndown indique que le projet fait du surplace depuis un bon moment, que se passe-t-il ?
Nous avons de nombreuses autres priorités, et ce projet est la dernière de nos priorités.
C’est tout à fait recevable, le mieux ne serait-il pas de suspendre ce projet le temps que les choses prioritaires soient achevées ?
Ah non, il est impensable de ne pas travailler sur ce projet !
Cela m’amène à une deuxième discussion lancée par Oana J. Faut-il des coach agiles “héros”, “bulldozer” (on m’a dit ça un jour…), dans un mode très consultant, ou des coach agiles “fée” (faerie) ou “djinn” (si fée porte atteinte à votre masculinité), sous entendu qui murmurent à l’oreille des gens et laissent bourgeonner leurs idées pour qu’elles réapparaissent comme par magie (d’où les fées). On se rêve tous “djinn,fée”, mais dans la réalité on est souvent “héros” : le temps, les délais, et aussi souvent notre nature propre nous y contraignent.
Pour résumer : un déséquilibre pour apporter le changement. Attention ce déséquilibre va apporter son lot de tensions, elles peuvent être amoindries par un effet comique (je dis cela sans rire). C’est un groupe que vous allez changer, pas des individus. Le changement aura lieu si le groupe se convainc lui même ou est convaincu par ses pairs. A vous d’amener cette réflexion, là encore la mise à nu de l’absurde d’une situation, de l’écart amené par le changement, est un moyen de sensibiliser les acteurs, de générer, d’initier cette force vers le changement.
Soit votre montre est arrêtée soit cet article est fini*.
* adaptation d’une phrase de Groucho Marx dans A Day At The Race, je m’essaye au non-sens…