Considérations sur l'expertise
Ceci est un article de Jenea Hayes sur Cooper que j’ai beaucoup apprécié et que j’ai souhaité faire partager aux non anglophones.Merci Thomas de m’avoir mis sur la piste de cet article.
Jenea a écrit :
Considérations sur l’expertise
Vous n’êtes pas un expert
Vous rappelez-vous la première fois que vous avez essayé de conduire une voiture ? C’est une expérience exaltante et terrifiante que de tenter de coordonner plusieurs parties de son corps ! Et pendant que notre attention est focalisée sur cet effort de coordination, difficile de ne pas s’écraser sur quelque chose et de garder le contrôle du véhicule !
Après plusieurs heures de pratique, conduire n’est cependant plus un supplice. Les conducteurs expérimentés peuvent aisément diriger leurs voitures tout en ayant d’autres activités : avoir une conversation, régler la radio, manger un sandwich, etc. En effet, nous sommes nombreux à avoir conduit sur une longue distance sans nous rappeler des détails de la journée, en conduisant de façon inconsciente.
Ceci est l’expérience de l’expertise, c’est à dire, la mise en oeuvre d’une grosse dose d’expérience dans un domaine précis. Ce qu’illustre notre exemple concernant la conduite c’est que -dans leurs domaines- les experts gèrent l’information différemment des novices. Les chercheurs en sciences cognitives étudient les “experts” dans l’espoir de découvrir ce que le cerveau met en oeuvre lorsqu’il y a expertise, et cela avec l’objectif de capturer l’essence même de l’expertise afin de fabriquer des systèmes “experts”. Dans une étude célèbre, de grands joueurs d’échecs et des novices furent confrontés à un test : on leur a rapidement montré un échiquier avec certaines pièces dessus. Ensuite, on leur a demander de recréer celui-ci en positionnant les pièces tels qu’ils les avaient vus. Les grands joueurs ont été nettement meilleurs que les novices à ce jeu. Contrairement aux novices, les experts étaient capable d’identifier de nombreux motifs dans l’organisation des pièces et d’utiliser cette information pour se rappeler de leurs emplacements.
Attention, ceci n’est vrai que si la disposition des pièces correspond à quelque chose de vraisemblable (dans une partie d’échecs). Si on leur présentait un certains nombres de pièces disséminées sur l’échiquier de façon aléatoire les grands joueurs n’étaient pas meilleurs que les novices.
Le facteur clef ici c’est la faculté de l’expert à regrouper les éléments par blocs d’informations complémentaires.La plupart des gens sont capables d’appréhender 7 informations dans leur mémoire “immédiate” (ce principe est connu sous le nom de “7 magique de Miller”). C’est vrai pour les experts comme pour les novices. La différence essentielle entre experts et novices est donc ce qui constitue pour eux une information. Les experts sont capables d’agréger plusieurs éléments en une seule information. Ainsi, pour un expert, 7 éléments dans son domaine d’expertise s’agrègent en une seule information. Et donc 7 informations dans leur domaine d’expertise représente bien plus d’éléments que les 7 informations du novice. Dans l’exemple précédent des échecs, les grands joueurs sont capables d’agrégé plusieurs pièces en une seule information.
Cette agrégation d’informations se déroule naturellement, sans effort conscient de la part de l’expert. Car la plus grande part de la magie de l’expertise réside hors de la conscience. C’est comme conduire, si vous vous rappelez l’exemple plus haut. Le pilote réalise les mêmes actions que le conducteur débutant, mais il les réalise sans même y penser. Les études du cerveau concernant l’expertise ont noté ce fait. Il semble que les gens n’utilisent pas les mêmes parties de leurs cerveaux selon si ils perçoivent des informations d’un de leurs domaines d’expertises ou non.
J’insiste sur ce point car c’est fondamental : il semble que les gens n’utilisent pas les mêmes parties de leurs cerveaux selon si ils perçoivent des informations d’un de leurs domaines d’expertises ou non.
Et donc, qu’est ce que cela a à voir avec notre travail ? Nous travaillons avec des experts constamment, ceux qui sont impliqués dans la fabrication d’un produit, ceux qui sont les cibles de ce produit. Bien comprendre l’expertise va nous aider à mieux concevoir les produits que nous réaliserons.
Le premier expert que vous rencontrez, c’est vous même. Sauf cas exceptionnel, vous n’êtes pas exactement comme la cible de votre produit, de votre projet. Soit vous êtes un responsable produit, soit un designer, un directeur artistique, un développeur, etc. votre cerveau, votre pensée a énormément évoluée avec le temps. Votre perception est différente de celle de la cible de votre produit, de votre projet. Prenez garde contre le danger de s’imaginer représentatif des attentes de votre produit. Vous ne concevez pas un produit pour vous, mais pour un autre.
Cela m’a soudainement frappé lors d’un projet récemment. Le projet incluait un site web et la cible du produit semblait à s’y méprendre être moi-même ! du moins sur le papier. Même profil économique et social, passant autant de temps que moi en ligne, sur internet, (ce qui n’est pas rien),etc. Je pensais que pour le coup je pouvais me prendre comme référence pour développer des idées, parce que justement j’étais comme la cible du produit. Ok ?
Erreur. Nos recherches ont révélé combien j’étais différent ! Avec le temps, les comportements que nous avons observé (chez la cible) étaient très différents des miens. Les gens normaux qui n’ont pas passé des années à étudier l’informatique, à jouer avec ordinateurs, à manipuler des logiciels, à concevoir des logiciels ont nécessairement et simplement une approche différente de la mienne. Ma perception a été altérée pour toujours par mon expérience propre, et concevoir un produit en se basant sur cette perception modifiée est une grave erreur.
C’est pourquoi il faut s’aider d’outils comme les personnages et les scénarios (NDT : les “personnages” sont des personnages imaginaires qui représentent les gens qui vont effectivement utiliser le produit. On leur invente souvent une vie, des qualités et des défauts, une photo, etc.). Ces pratiques vous permettent de concevoir des produits faits pour des gens différents de vous.
Vous apprenez des experts
Dans le cas d’un produit complexe, soit vous allez devoir travailler avec des experts pour fabriquer celui-ci, soit vous allez devoir concevoir ce produit pour des experts, voire les deux. Quoiqu’il en soit vous allez devoir discuter avec des experts et concevoir ce produit à partir des informations que vous allez recueillir. Le problème est que si vous êtes un novice dans le domaine, parler à ces experts, c’est comme parler avec quelqu’un qui parle une langue différente et inconnue.
Rappelez vous que les experts n’ont pas conscience de leur expertise (du moins de comment il l’utilise), et souvent ne sont pas capables de formuler clairement quels mécanismes ils mettent en oeuvre dans leur perception. Cela ne les empêchera pas d’essayer, naturellement, ou même de penser que ce qu’il exprime est précis et simple. Le fait est bien établi que nous -les humains- essayons souvent de rationaliser et comprendre les phénomènes inconscients de la pensée. Dans une analyse de la littérature sur l’expertise, Dreyfus & Dreyfus (2005) écrivent ainsi :
“Si vous demandez à un expert comment il procède, cela va le pousser, effectivement, à se replacer au niveau du novice et à expliquer les règles qu’il a appris à l’école. Et donc, au lieu d’énoncer des règles dont il ne se rappelle pas, comme on l’imaginerait, l’expert est obligé de se rappeler de règles qu’il n’utilise plus. En fait, il est impossible de quantifier l’expérience d’un expert, la somme des connaissances bâties sur un nombre incalculable de situations différentes.”
C’est pourquoi demander à un expert de décrire comment il interagit avec son domaine d’expertise donne rarement de bons résultats. Chez Cooper, nous essayons d’éviter de produire ce que l’utilisateur dit vouloir, afin de ne pas “appauvrir automatiquement” le besoin. Comprendre l’expertise fournit une bonne raison à cela : les utilisateurs experts ont rarement conscience de ce dont ils ont réellement besoin.
C’est pourquoi l’observation est un facteur clef de la recherche. Les façons de faire d’un utilisateur est un meilleur indicateur de ses objectifs réels que le besoin qu’il exprimera de façon rationnelle.
Concevoir pour les experts
Peut-être concevez vous des produits pour des experts d’un domaine particulier. Un problème identique, et peut-être encore plus intéressant, est de concevoir pour des utilisateurs experts, ou qui le deviendront, sur votre produit. Donc comment concevoir pour des experts ?
D’abord, jetons un oeil aux étapes classiques d’un apprentissage comme le font les experts en heuristique. Observons les gens du stade de novice à celui d’expert. Cela nous donnera peut-être les clefs du développement de l’expertise. Soyez ouvert à ce que vous constatez. Un motif pourrait émerger de ce qui ne fait pas encore sens pour vous, mais ce n’est pas surprenant : vous êtes le novice.
Si vous concevons un produit avec lequel vos utilisateurs seront experts, gardez à l’esprit le cheminement qui mène le novice à l’expertise. Penser votre produit comme un langage est utile (une langue est un cas particulier, mais cela marche assez bien comme analogie pour l’expertise de façon générale). Est-ce que votre produit communique de façon simple et efficace au novice ? Ou est-ce que votre produit semble parler différentes langues en même temps ? A l’usage est-ce que l’utilisateur se perfectionne, gagne en maturité, rassemble des concepts simples en ensembles significatifs ? C’est à ce moment que les interactions (NDT:avec le produit) deviennent cruciales. Si les interactions avec le produit ne sont pas de qualité, il sera beaucoup plus long de développer cette expertise. C’est pourquoi les produits créés en agrégeant le travail de plusieurs sont si difficile à apprendre, c’est comme lire un livre écrit en plusieurs langues.
Concevoir pour les novices
Peut-être concevez vous des produits dont l’utilisation serait ponctuelle, par des utilisateurs novices. Cependant, tout le monde est expert dans son domaine. Y aurait-il des opportunités pour utiliser cette expertise malgré tout ? Peut-être que votre produit peut s’appuyer sur des méthodes ou des manières d’interagir avec lesquelles l’utilisateur est déjà sensibilisé (“parler le même langage” que d’autres produits). Ou peut-être pouvez vous vous appuyer sur une expertise plus fondamentale, plus commune, plus basique. Une des raisons du succès des écrans tactiles comme celui de l’IPhone est qu’il se base sur notre expertise des règles de la physique élémentaire. J’ai pu apprendre à un bébé de 18 mois d’utiliser une application photo sur mon IPhone parce qu’il savait déjà qu’il pouvait glisser des choses sur une surface. Il n’a pas eu à apprendre quoique ce soit de nouveau, pas de “liste d’options”, de “fichier”, de bouton “suivant” pour que l’application fonctionne.
Résumons tout cela
Si vous ne deviez retenir qu’une seule chose de ce texte, c’est ceci : la perception des experts est différente de celle des novices. Considérez tous les experts avec lesquels vous allez travailler durant la conception du produit : responsable métiers, responsable fonctionnel, management, responsable technique, utilisateurs,etc. Ils sont tous des experts dans leur domaine, et des novices par ailleurs. Ils ont tous transformés leurs cerveaux pour leurs besoins. Si vous prenez le temps de réfléchir à cela, vos produits seront meilleurs pour les experts, comme pour les novices.
Dreyfus H. & Dreyfus S. (2005) “Expertise in real world contexts”. Organization studies 26(5):779-792
Ma traduction est plus que perfectible, n’hésitez pas à me faire des retours pour correction.